Nanterre, 30 mai 2008, Théatre des Amandiers, 21 heures 15...
Il arrive sur scène, un peu fragile dans son costume noir cintré et son col blanc, les yeux cachés par ses lunettes noires et ce chapeau qui ne le quitte plus. Il ne dit rien, il commence juste à la guitare, quel son ! Quelle allure !
Et puis il chante et le miracle a lieu. Bashung est là, avec sa voix inimitable et ce mélange unique de mélancolie et de lucidité qui caractérisent ses derniers albums. De l’énergie aussi, insufflée par des musiciens impeccables, guitare brillante, frappe lourde et dense du pied du batteur, basse puissante et modulée, et ce violoncelliste éclectique et électrique qui pose la mélodie quand il le faut.
Bashung, quoi qu’il en pense, possède la scène avec ses gestes, ses mains qui désignent ou décrivent presque maladroitement l’espace. Pendant deux heures, il va s’exprimer devant nous avec pudeur, magnifique et seul alors que le public n’a d’yeux et d’oreilles que pour lui. Un jeu de mime, d’ombre et de lumière, ou l’artiste revisite une vingtaine de titres extraits de son répertoire récent, Bleu pétrole en tête, mais aussi Malaxe, Osez Joséphine, Je m'incendie volontaire, une Fantaisie militaire percutante avant de faire frissonner la salle avec Madame rêve, comme à l’époque…
Au milieu de ces morceaux d’émotions sans fard, alors que le chapeau de Bashung révèle plus qu’il ne cache le danger qui guette l’artiste au tournant, on retiendra aussi l’harmonica de Je me dore, la voix brisée de Samuel Hall qui nous crie sa haine et ce rappel inattendu de Nights in white satin en forme d’aveu à peine voilé par la langue, qui clôt le concert pour nous donner envie de le retenir.
Merci Alain, nous aussi on t’aime.
Alain Bashung sera en concert à L’Olympia de Paris, le 10, 11, 14 et 15 juin prochain, avant de partir en tournée sur les festivals de l’été :
En juin :
Le 28 à Pechbonieu
En juillet :
Le 5 à Rouen (à l’Armada)
Le 6 à Bobital ( au Terra Nueva)
Le 11 au Francofolies de la Rochelle
Le 13 à Liège pour le Festival des Ardentes
Le 20 au Festival de Thau
Le 24 au Festival de Jazz de Nice
Le 26 à Paleo
Le 28 à Carcassonne pour le Festival de la Cité
En août :
Le 2 à Montpazier pour le Festival Bergerac
Le 8 à Aulnoye Aymeries pour les Nuits secrètes
Le 10 à Crozon pour le Festival du Bout du Monde
samedi 31 mai 2008
Alain Bashung en concert à Nanterre
lundi 26 mai 2008
Bojan Z et le Tetraband en studio - Petite chronique d’un album en devenir
Bojan Z et le Tetraband en studio
Ingénieur du son : Philippe Teissier du Cros
Assistant : Julien Bassères
Enregistrement : du 1er au 3 avril 2008 au studio de Meudon
Retrouvez ce reportage et bien d'autres sur EcoutezVoir magazine : www.evmag.f
Un enregistrement, c’est avant tout une aventure humaine. Une histoire de passion et de création qui rassemblent sous le toit d’un studio des musiciens, un ingénieur du son et son assistant pendant plusieurs jours, à la recherche de l’inspiration et de ces moments de grâce qui vont finalement aboutir, après un long processus, à un objet musical fini et cohérent. Pour ces quelques heures de tête à tête avec les micros, le musicien a souvent passé des mois à se chercher, à essayer de comprendre et maîtriser le processus créatif qui va l’inspirer, pour laisser une trace digne de l’intérêt du public et de ses pairs. Ce n’est donc pas une mince affaire, que ce soit pour un jeune musicien qui fait son premier disque ou pour un calibre international tel que Bojan Z que de prendre la responsabilité d’enregistrer un disque.
Pour le nouvel album de Bojan Z, c’est le studio de Meudon qui a été retenu par la production. Un studio que l’ingénieur du son Philippe Teissier du Cros connaît bien pour y avoir déjà travaillé. Caché derrière la façade d’une maison d’apparence banale, l’endroit est calme et agréable, avec son petit jardin, sa grande cuisine/salle à manger et son studio principal lumineux dans lequel on trouve deux pianos : un Steinway et un Fazioli amoureusement entretenus et accordés par Bernard Faulon, le propriétaire des lieux.
En antichambre de ce studio central, on trouve la cabine d’enregistrement, dotée d’un double sas et d’une large baie vitrée, également doublée, qui permet de rester en contact visuel avec les musiciens tout en les isolant des bruits ambiants. Cette cabine est assez confortable pour accueillir l’ingénieur du son et son assistant postés aux commandes, et comprend aussi un grand canapé qui permet aux musiciens d’écouter dans de bonnes conditions ce qui vient d’être joué. Autour des deux écrans de contrôle de la station d’enregistrement (un Pro Tools installé sur un gros Mac Pro), plusieurs racks reçoivent les préamplis micros et les égaliseurs, dont certains ont été choisis pour leur âge respectable et le son particulier qu’ils délivrent. Devant la console, deux enceintes ProAc Studio 100 sur pied servent de moniteur de contrôle. Une petite paire d’enceintes que je connais bien et que j’apprécie pour sa droiture et sa neutralité, peu flatteuse mais juste.
Dans le studio proprement dit, on trouve également deux cabines hermétiquement closes par une porte vitrée qui permettent d’isoler certains instruments afin d’éviter qu’ils ne perturbent l’enregistrement du piano. Au fond, un escalier conduit à une petite balustrade qui surplombe le piano et à un salon contenant un bar et un billard dans lequel on peut encore installer un instrument ou des cœurs, par exemple.
Mardi 1 avril. Premier jour.

connaissent bien pour avoir fait plusieurs albums ensemble.
La première mission d’un ingénieur du son est de faire en sorte que les musiciens se sentent bien, débarrassés, dans la mesure du possible, de toutes les contraintes techniques qui pourraient freiner leur expression. Philippe est un grand professionnel qui connaît bien les musiciens. Il est arrivé tôt ce matin pour préparer le studio et organiser la séance. Il n’arrive pas les mains vides mais le coffre plein de ses micros personnels, patiemment choisis pour leurs qualités spécifiques, qui viendront compléter le parc de micros du studio. Avec Julien, le jeune ingénieur du son qui va lui servir d’assistant, il commence par inspecter les lieux pour déterminer la meilleure configuration possible. Il faut faire en sorte que tous les musiciens voient Bojan, afin de garder un contact direct avec celui qui dirige le morceau. La batterie de Seb Rocheford est installée dans la salle de billard, tout au fond. Un grand miroir lui permettra de garder le contact visuel avec le piano situé en contrebas alors que la bassiste Ruth Goller viendra prendre place sur la balustrade, entre les deux musiciens. Le contact entre la bassiste et le batteur est essentiel car ils constituent la base sur laquelle repose la mélodie. Si la section rythmique ne se comprend pas, il ne peut pas y avoir de décollage. Josh Roseman, le tromboniste, s’installera dans la cabine, face à Bojan et restera en contact avec les autres via le circuit de retour de casque qui permet à tout le monde de s’entendre et de communiquer pendant l’enregistrement.

Sur cette photo, on aperçoit bien la configuration de l'enregistrement: devant Bojan, la cabine du trombone à gauche, la basse au centre, sur la balustrade qui conduit à la salle de billard ou est installée la batterie
Bojan Z arrive peu après nous. Je l’ai déjà rencontré une fois chez Philippe mais c’est avec une certaine émotion que je le salue discrètement. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour ce grand musicien qui a su imposer son style grâce à des compositions personnelles qui se démarquent clairement du jazz académique. Aujourd’hui, Bojan est là pour concrétiser une aventure avec son nouveau groupe, le Tetraband, qui enregistre ensemble pour la première fois. Il apparaît détendu, alors que nous l’aidons à débarquer ses instruments, un Fender Rhodes classique (acheté sur eBay !) et le fameux Xénophone, qui vont venir prendre place de chaque côté du Fazioli accompagnés de leurs amplis. Cette opération effectuée, il se met au piano pour en tester la sonorité. Philippe en profite pour lui demander s’il ne voit pas d’inconvénient à ce que l’on enlève son couvercle. Cette configuration lui permettra d’installer six micros autour de la table d’harmonie, plus ou moins proches, afin d’obtenir un son à la fois plein, clair et dynamique. Comme Bojan accepte, Bernard, le propriétaire du studio et accordeur de métier dégonde le couvercle, que nous venons poser précautionneusement sur le Steinway placé un peu plus loin.
Pendant ce temps là, Bojan est parti cherché les musiciens Une dizaine de minutes plus tard, le voici de retour avec son Tetraband. En tête, une chevelure abondante et moussue passe la porte : c’est celle du batteur Seb Rocheford. Ce jeune homme presque inconnu en France s’est déjà fait remarqué de la scène britannique où il cartonne depuis quelques années avec le groupe de jazz punk (ou bien est-ce le contraire ?) Acoustic Ladyland dont le premier album Camouflage, hommage à Jimi Hendrix, a fait sensation. Depuis, on a pu découvrir Last chance disco et leur dernier album en date Skinny Grin, encore plus déjanté et bourré de vitamines pop/rock qui alimentent un groove sauvage motivé par les coups de baguettes de ce petit prodige du rythme et de la syncope. C’est sur scène que Bojan l’a remarqué avant de lui proposer de faire partie de son nouveau projet.

Le contraste, il est aussi dans ce géant noir et souriant qui fait son entrée dans la cabine avec son trombone. Josh Roseman est un homme imposant qui ne manque pas de style. À peine arrivé, il lance une blague et annonce la couleur : le boute-en-train du groupe, c’est lui ! Ce compositeur-interprète, qui n’hésite pas à produire ses disques, vient tout droit de New York où il s’est fait remarquer pour ses qualités d’improvisateur. Son dernier album, New constellations : live in Vienna est un brillant mélange qui n’hésite pas à refondre le son du live à l’aide d’échos, de réverbérations et de processing rajoutés par la suite en studio pour délivrer un objet sonore psychédélique et envoûtant dont j’aurai bientôt l’occasion de vous reparler.
Comme souvent au début d’un enregistrement, l’atmosphère est studieuse et un petit peu tendue. C’est la première fois que les musiciens se retrouvent dans le studio de Meudon et chacun cherche ses marques. En installant son Xénophone, Bojan m’explique comment il l’a élaboré. « Je l’ai assemblé à partir de plusieurs Fender Rhodes d’époques différentes, dont le son n’est pas totalement identique, puis je l’ai équipé d’une petite carte électronique qui enlève une partie des médiums qui caractérisent l’instrument pour lui donner un son tout à fait particulier que je peux moduler à partir d’une petite mollette. » Ses doigts courent sur le clavier pendant qu’il joue avec le potentiomètre de l’instrument et je retrouve quelques-unes des sonorités, plus proche de la guitare que du piano électrique, qui font désormais partie du vocabulaire personnel du musicien. Bojan a également modifié son Rhodes « classique » à partir de pièces provenant d’autres instruments pour lui donner une couleur bien à lui.
Trois heures d’installation sont nécessaires à monter la batterie, trouver l’emplacement de chaque micro et surtout effectuer la balance casque des musiciens. Comme le studio n’est pas équipé de mixettes individuelles qui permettraient à chacun de faire sa balance depuis sa place, il faut régler le son de chaque casque depuis la cabine. La balance casque est une étape essentielle car elle permet à l’interprète de prendre ses repères au milieu des autres et de trouver les éléments dont il a besoin pour se comprendre. Ainsi, un batteur ne demande pas à entendre dans son casque les mêmes choses qu’un bassiste, ce qui explique que la meilleure balance pour un musicien n’est pas celle qui sonne le mieux « globalement ».

En matière de disposition des instruments, Philippe et Bojan ont décidé d’isoler le trombone du piano afin de pouvoir mieux jouer plus tard avec la structure des morceaux. Séparer les interprètes permet d’éditer et de monter les prises sans se soucier des débordements (repisse) d’un instrument sur l’autre durant l’enregistrement. De la même manière, on a choisi d’installer la batterie dans la pièce du fond, à côté du billard, plutôt que dans l’une des deux cabines plus petites, afin de ménager de l’espace autour de l’instrument et profiter ainsi du son du local sur les morceaux les plus « rock » du répertoire prévu. On s’éloigne encore du quatuor de jazz classique pour se laisser l’opportunité d’expérimenter la matière du son, tout en conservant un compromis sonore qualitatif au moment du mixage.
La configuration que Philippe a adoptée sur le piano apparaît particulièrement judicieuse mais demande un positionnement précis du couple de micros omnidirectionnels qui surplombent le flanc droit de la table d’harmonie du Fazioli. Philippe explique : « J’essaye de m’adapter à ce que Bojan aime, tout en prévoyant l’évolution de son jeu lorsqu’il va rentrer dans le son. Je sais qu’il va avoir tendance à aller de plus en plus au fond de la touche (et donc jouer plus fort) et je dois garder une réserve d’air (de dynamique) sans compromettre la précision de la prise de son ». Le calage prend quelques minutes pendant lesquelles Bojan répète inlassablement les mêmes arpèges, jusqu’à ce que le Fazioli sonne à la fois précis, dynamique et équilibré sur les petites ProAc Studio 100.
La batterie de Seb Rocheford demande également une mise en place précise pour faire face aux écarts de dynamiques que prévoient les différents styles de morceaux. Philippe explique à Julien ce qu’il souhaite faire : « Il y a des morceaux qui vont être plus rock, plus texture et avec une dynamique particulière sur laquelle j’ai envie d’avoir de la room (ce qui consiste à mettre une paire de micros au dessus de la batterie pour reprendre également le son de l’instrument dans la pièce). La plupart du temps, j’enregistre les batteries de jazz de manière assez minimaliste, en omettant à dessein les micros sur les charlestons. Mais là c’est un peu particulier, et s’il y a des petits évènements binaires, j’aurais peut-être envie d’aller les chercher au mixage. La caisse claire, on va peut-être la prendre dessous, pour avoir un son un peu pop. Grosse caisse, caisse claire, caisse claire, les charleys, tom basse, tom médium et une paire de micros de room : ça fait dix micros, comme ça on est bien ! ».

Pour la basse de Ruth, Philippe mélange le son direct de l’instrument, récupéré à travers un boîtier DI ( Direct Injection Box : petit boîtier qui abaisse l’impédance de sortie du signal de la guitare et le symétrise pour lui permettre de parcourir de longues distances jusqu’à la console) au son indirect d’un ampli basse placé, avec le micro qui le reprend, dans la première cabine étanche.

Finalement, autour de midi, tout le monde est calé et Bojan décide de nourrir son petit groupe pour mieux se préparer à l’enregistrement. Après un repas indien vite avalé, tout le monde est prêt à se lancer et c’est le début proprement dit de cette première séance. Au départ, les musiciens n’ont pas encore trouvé leur unité et semblent jouer chacun de leur côté. Mais au fur et à mesure des prises et des écoutes qui suivent, chacun prend sa place au sein du groupe et la musique trouve sa voie vers la console. Bojan ne fait pas partie de ces musiciens capricieux qui jouent la star à tout bout de champs. Au contraire, tout en apparaissant très concentré, il reste abordable et ouvert aux remarques des autres membres du groupe, afin de trouver le meilleur équilibre possible dans la mélodie. Un premier morceau puis un deuxième, répétés à plusieurs reprises, donnent une première vraie idée de ce que le projet pourrait devenir. Greedy est une mélodie entêtante qui se ballade à la frontière du jazz et de la pop, alors que celle que l’on appelle encore « Take 9 » se recentre clairement sur le jazz, avec l’opposition intéressante entre la frappe technique et rapide de Seb, la basse groovy de Ruth, la lumière puissante de Josh et le jeu tout en nuance et en fluidité de Bojan.
Cette première journée se termine vers 21 heures sur un constat positif. Le travail a bien commencé, le groupe interagit bien et Bojan apparaît impatient d’écouter les premières mises à plat chez lui.
2 ème jour
Ce matin, l’ambiance est nettement plus détendue qu’hier. Maintenant que la configuration est en place, que les musiciens se sont prouvés qu’ils pouvaient jouer ensemble, tout le monde est plus à son aise. Bojan arrive avec des croissants et le sourire. Visiblement, ce qu’il a entendu sur le CD de mise à plat qu’il a emporté hier soir lui a plu. On rentre ici totalement dans la psychologie des musiciens, mais l’acte de création nécessite ce petit temps d’adaptation et de recul pour se concrétiser librement. Bojan a beau être un grand professionnel, qui tourne toute l’année et connaît son instrument par cœur, il est toujours aussi curieux et anxieux de réaliser ce qu’il entend dans sa tête et l’énergie positive qu’il met dans son projet fait plaisir à voir.
Cette seconde journée commence donc rapidement après un café et l’échauffement des musiciens est placé sous le signe de la confiance. Il est toujours impressionnant de voir un groupe d’interprètes de ce niveau se mettre à l’œuvre. Evidemment, chacun a répété en solo, et certains d’entre eux ont déjà joué ensemble en concert, mais cette facilité apparente, cette manière instinctive de rentrer dans la musique, m’apparaît avec une évidence rare, alors que les doigts de Bojan passent d’un clavier à l’autre.

Au milieu de la matinée, Josh Roseman, le tromboniste, nous fait part de son inquiétude par rapport à ce qu’il entend dans son casque. Philippe gère le musicien avec tact, tout en marquant les limites de ce qu’il est capable de faire dans le temps qui lui est imparti. La solution, qui tiendrait dans un micro spécifique (un Sennheiser MD 441-U) qu’il sait approprié à son jeu, n’est pas disponible. Mais Philippe finit par le convaincre que la solution adoptée permettra sans problème d’obtenir un résultat satisfaisant au mixage. Personnellement, le son du trombone me semble déjà tout à fait conforme à ce que j’entends en direct, mais il est évident que chaque musicien travaille son propre son, comme une marque de fabrique qu’il tient à retrouver sur le disque.
Plusieurs prises du même morceau (August Song) sont ensuite enregistrées consécutivement avant que le groupe se retrouve en cabine pour écouter et comparer ses impressions. Comme souvent, bien que le dernier jet semble globalement le plus abouti, certaines phrases provenant d’autres prises plaisent plus à Bojan. Il s’en suit une répétition qui dérive sur une nouvelle prise. Bojan a demandé à Philippe de laisser tourner (c’est-à-dire de tout enregistrer), conscient que certaines phrases non préméditées peuvent donner d’excellents résultats au final, les musiciens se montrant parfois plus libres d’essayer quelque chose lorsqu’ils oublient qu’ils sont captés. Une fois que le morceau aura été exploré sous plusieurs axes, Bojan prendra le temps de tout réécouter chez lui et de sélectionner ce qui convient le mieux à sa vision du morceau dans chaque prise.
En fin d’après-midi, le quatuor nous gratifie d’un morceau aux frontières du punk, avec une base rythmique claquante. Bojan est allé voir Seb pour lui demander de se lâcher. Il faut dire que malgré sa participation à l’énergie d’Acoustic Ladyland, Seb Rocheford n’a rien d’un barbare, bien au contraire ! Il est capable d’une grande délicatesse de jeu, pour s’adapter précisément au répertoire qu’il aborde. Mais cette fois-ci, Bojan a besoin de toutes les ressources dont il est capable pour explorer le rythme en s’appuyant sur la basse tendue et modulée de Ruth. Comme le groove s’installe, le trombone prend la note au vol alors que le mélange de piano et des Rhodes de Bojan vient surfer avec virtuosité sur la mélodie, passant tour à tour du premier au second plan. Un cocktail détonant qui nous fait, Philippe, Julien et moi, tressauter sur nos fauteuils. Du bon, du très bon dès la prise, dont on peut attendre le meilleur une fois que l’ingénieur du son aura pratiqué sa magie au mixage.






La séance se conclut par une nouvelle composition virevoltante de Bojan, qui s’inspire clairement de la musique balkanique. Pour enrichir son vocabulaire musical, il ajoute un clavier et une M-Box à son set. Le groupe est chaud, en confiance après l’écoute du résultat des prises précédentes, et la musique prend facilement naissance sous leurs doigts et dans le souffle puissant et maîtrisé de Josh, qui donne toute sa mesure pour apporter cet aspect cuivré qui caractérise souvent les airs traditionnels d’Europe de l’Est. Pourtant, les musiciens n’hésitent pas à reprendre de nombreuses fois une phrase ou une section complète du morceau, à la fois pour tenter de nouvelles choses, mais aussi pour mieux correspondre à la vision que Bojan a du morceau.

Il est près de 22 heures quand le groupe s’arrête finalement, apparemment satisfait du résultat. Ce soir Bernard Faulon nous a très gentiment préparé à dîner et nous nous installons dans la bonne humeur autour de la grande table de la cuisine pour partager le vin apporté par Bojan, et les excellentes bouteilles de bordeaux que Bernard a sorti de sa cave.
3 ème jour
Ce troisième jour est important, puisqu’il est le dernier de la session et qu’il reste pas mal de morceaux à explorer. Mais les musiciens semblent en forme, bien reposés et personne n’est inquiet. La fin de la matinée et le début de l’après-midi sont consacrés au fignolage de deux des titres déjà enregistrés sur lequel le groupe semble avoir désormais un peu plus de recul. Si bien que ce n’est que vers 17 heures qu’ils attaquent finalement les trois derniers morceaux du répertoire prévu qui n’ont pas encore été accouchés. Avec le soleil rasant le toit du studio de Meudon, la lumière est propice à quelques belles photos, mais aussi à quelques séquences vidéos que j’enregistre en essayant de ne pas déranger les musiciens et la prise de son. Je m’enferme un moment avec Seb, le batteur, pour filmer son jeu. Le niveau dans la pièce est ahurissant, tellement ce jeune homme au groove impressionnant joue fort ! De quoi faire exploser la plupart des systèmes audiophiles qui tenteraient de le restituer à niveau réaliste ! D’une manière générale, assister à une prise de son permet toujours de se remettre les idées en place, tant au niveau des timbres (le piano Fazioli est une vraie merveille en ce sens, tant il sonne différemment sous les doigts de Bojan et ceux de Bernard), qu’en termes de niveau sonore. Seule la basse électrique de Ruth et les Rhodes de Bojan, qui par définition ne donnent quasiment aucun son direct, permettent de s’y retrouver sans surprise. Les autres instruments, que ce soient le trombone, le piano ou la batterie, dégagent une telle énergie que très peu de chaînes hifi, même de très haut de gamme, seraient en mesure d’en reproduire la dynamique et le niveau sans tomber dans une distorsion insoutenable, sans même évoquer les problèmes d’acoustique qui découlent d’une telle bande passante. Il suffit pour s’en convaincre de « subir » les claques assénées (à un mètre de la console), par les deux petits boomers des ProAc Studio 100 motivés par un gros amplificateur Crown. Un vent sur les joues qui est pourtant loin de reproduire le niveau de la grosse caisse de Seb, ou les attaques du trombone de Josh...

En regardant Philippe travailler, on prend aussi conscience de l’importance du savoir faire de l’ingénieur du son, dont les partis pris d’enregistrement détermineront ce qu’il sera possible de faire de cette matière brute au moment du mixage. Ainsi, Philippe, qui a plus de 25 ans de métier derrière lui, mêle avec intelligence des choix d’enregistrement dictés par son expérience à une capacité d’improvisation qui lui permet de proposer des options différentes à Bojan. À l’image de cette porte ouverte entre la cabine du trombone ou de la batterie et le studio principal, qui change légèrement l’acoustique de la prise de son, quitte à perturber un peu l’enregistrement du piano.
Une attitude que l’on retrouve également chez Bojan Z, qui n’hésite pas à intégrer les autres musiciens à son processus créatif, afin de profiter au mieux de leurs ressentis et de leurs idées, sans pour autant dévier du fil directeur qu’il s’est fixé pour chaque morceau. Petit à petit, je commence d’ailleurs à comprendre l’unité qui se dégage du projet développé par Bojan, au-delà de la richesse et de la diversité des styles employés. Des frontières du jazz et de la pop jusqu’aux accents balkaniques de ses origines, Bojan fait son tour du monde musical, en suivant ses envies et ses influences, sans forcer le trait, mais avec l’énergie qui le caractérise, cette clarté de jeu qui stimule l’oreille et l’accroche à la mélodie. L’influence du duo basse-batterie venue du punk jazz anglais se fera sentir dans cette capacité à libérer un groove puissant autour de la mélodie, tout en étant capable d’exploser les frontières entre les genres pour faire renaître le morceau. Comme le phrasé du trombone qui perce la bulle et décale à volonté l’âme de la partition. Autant d’atouts sur lesquels Bojan Z s’appuie pour développer un jeu qui s’amuse du rythme sans lui être infidèle, force la dynamique pour mieux la contrôler et rebondir avec une aisance qui fait l’admiration et le sourire de l’auditeur.
Les musiciens joueront ce soir-là jusqu’à 22 heures 30, afin de donner forme à une dizaine de morceaux que Bojan va maintenant réécouter tranquillement chez lui, éditer, découper, avant de revenir vers Philippe pour le mixage. L’enregistrement est terminé, mais le travail est loin d’être fini. Il faut maintenant démonter batterie, câbles et micros, tout remballer et sauvegarder la musique sur plusieurs disques durs pour ne pas risquer de perdre accidentellement trois jours de travail.
L’aventure du Tetraband ne fait que commencer, puisque le groupe part en tournée dès le lendemain matin pour trois dates à Amsterdam, Vienne et Berne. Un autre type d’expérience, tout aussi exaltante, en attendant la suite des évènements qui donneront naissance au premier album de Bojan et de son Tetraband.

Je tiens à remercier tout particulièrement Bojan Z et Philippe Teissier du Cros de m’avoir permis d’assister au premier pas de cet album, Bernard Faulon pour sa convivialité et son intérêt, Julien Bassères, et tous les membres du Tetraband, Josh Roseman, Seb Rocheford et Ruth Goller pour avoir supporté ma présence et mes appareils de prise de vue pendant les enregistrements.
Crédit photo:
Les images de cette page ont été réalisées par mes soins à l'aide d'un Nikon D200 équipé d'un zoom AF-S Nikkor 17-55mm 1:2.8 G ED. Merci de ne pas reproduire sans mon autorisation préalable.
samedi 24 mai 2008
A l’occasion du concert de clôture de saison de tm+ Une interview de Laurent Cuniot
Musique contemporaine
par Christian Izorce
Que le lecteur d’Ecoutez Voir se rassure ! La musique contemporaine n’est pas le seul domaine qui me passionne et j’aurai probablement l’occasion de vous faire partager mes autres goûts et découvertes en matière musicale. Si elle n’est pas le seul terrain musical que je fréquente, elle est en revanche un de ceux que j’arpente avec le plus d’appetit et de curiosité, et ce depuis d’assez nombreuses années. Rien ne m’y prédestinait, et en tout cas pas une éducation musicale qui m’aurait a priori familiarisé avec les écritures sérielle, probabiliste, spectrale ou avec quelque autre concept typiquement contemporain. Pour ma part, pas non plus d’appartenance à des cénacles très fermés d’érudits nombrilistes … Non, la création contemporaine actuelle n’est pas qu’une musique pour techniciens ou musicologues, ce que l’on lui reproche souvent ! Et donc, le goût de la découverte, de l’expérimentation sans limite imposée, la recherche du jamais entendu (ou vu) m’ont toujours guidé en matière artistique. Et m’ont notamment amené vers tm+, ensemble orchestral de musique d’aujourd’hui, auquel j’ai récemment eu l’occasion de consacrer un premier article sur ce blog. J’y soulignais déjà que cette formation suit une démarche constante de programmation mixte (entre nouvelles créations et œuvres du répertoire) et de collaboration étroite avec les compositeurs. Ceci rend ses concerts à la fois très vivants et « actuels », mais aussi plutôt accessibles, pour qui fait preuve d’un minimum de curiosité. Nous avons retrouvé cette formation le 23 Mai dernier et avons réalisé, en exclusivité pour nos lecteurs, une interview de son chef et directeur artistique Laurent Cuniot.
CI – Bonjour et merci de nous recevoir.
Laurent Cuniot – Bonjour …
CI - Laurent Cuniot, comment être vous entré en musique contemporaine ?
LC - Entré en musique contemporaine ? (rire) … Disons que j’y suis venu par l’envie de composer, alors que j’étais encore élève au Conservatoire … Et cela m’a naturellement amené à découvrir les compositeurs de mon temps.
CI - Mais cette vocation de compositeur semble passée au second plan aujourd’hui …
LC - Il est vrai qu’aujourd’hui, vu de l’extérieur, mon activité de chef, très liée néanmoins à la création grâce aux collaborations actives que nous développons avec les compositeurs, a pris le pas sur celle de compositeur. Mais, je vais revenir à la composition (sourire) … que je n’ai jamais vraiment quittée !
CI - Que signifie exactement « tm+ » ?
LC - On peut dire qu’aujourd’hui le sigle « tm » signifie « territoires musicaux ». Mais historiquement, l’ensemble s’est constitué en plusieurs strates, autour d’un trio initial fondé dès 1977. Il s’agissait du « trio musical + », formation alors spécialisée dans l’exploration de la lutherie électronique de l’époque, c'est-à-dire principalement les outils de synthèse sonore analogique. Nous étions en fait adossés au grm (Groupe de Recherche Musicale de l'INA), dont nous étions en quelque sorte l’organe de création des oeuvres, à l’instigation de François Bayle, son directeur. Nous étions très à la pointe de la recherche électro-acoustique et interprétions exclusivement des créations, c'est-à-dire de nouvelles œuvres qui venaient juste d’être composées. Nous explorions parfois aussi le domaine de l’improvisation. Mais la formation et la vocation de l’actuel tm+ ont vraiment pris corps vers 1986, avec le septuor que nous constituions à l’époque (violon, violoncelle, clarinette, cor, percussion et deux synthétiseurs). J’y occupais alors le poste de violoniste et de chef. A cette époque nous n’interprétions également que des créations, exclusivement suscitées par la forme même de l’ensemble. Progressivement j’ai introduit à notre répertoire des œuvres du répertoire, et progressivement aussi d’autres musiciens nous ont rejoints. Aujourd’hui l’ensemble compte vingt musiciens permanents, auxquels s’ajoutent des musiciens invités.
CI - Pourriez-vous citer cinq ou six œuvres contemporaines à découvrir, à destination de ceux de nos internautes qui sont peu familiers avec ce domaine musical ?
LC - Il est évidemment difficile de répondre à une telle question. Il faudrait sans doute considérer d’une part le public de culture classique, d’autre part le public n’en possédant pas ou peu, et qui est finalement peut être plus ouvert à ce que le répertoire contemporain peut représenter d’inouï, d’expérimental … Ce répertoire reflète d’ailleurs davantage ce qui est en nous, le monde tel qu’il est aujourd’hui, la vitesse de la vie actuelle … beaucoup mieux que la musique des siècles passés. Pour le premier public, je citerais volontiers des compositeurs tels que Dutilleux et Messiaen, qui restent d’une facture relativement classique. Pour ceux qui sont prêts à aborder d’autres contrées, je prescrirais la découverte de compositeurs vraiment actuels, qui intègrent une part de l’héritage contemporain du milieu du 20ème siècle tout en souhaitant quand même rester audibles … et programmés ! Ils réalisent une synthèse entre les acquis de l’avant-garde, son vocabulaire spécifique, et la possibilité d’être entendus et appréciés spontanément au concert. Car il est vrai que pendant les années 50 par exemple, l’avant-garde est allée très loin dans l’expérimentation, ce qui est un bien pour la musique, mais qui l’a rendu parfois hermétique, moins accessible en tous cas. Pour revenir à la question, j’aurais envie de citer l’excellent livre de Pierre Gervasoni (« La musique contemporaine en 100 disques »), ainsi que des compositeurs tels que Tristan Murail, Gyorgi Ligeti, et un compositeur actuel qui lui est très proche, Bruno Mantovani … Pascal Dusapin également. Mais la découverte de ce monde doit absolument passer par le concert, et par l’appréciation par le public du niveau d’excellence, de la virtuosité auxquels les musiciens qui se consacrent à ce répertoire sont parvenus. C’est un élément très important … celui de la découverte d’interprètes d’exception, et la possibilité d’être en contact direct avec les compositeurs, ce que nous tentons constamment de favoriser.
CI - Quelques mots maintenant … peut être même quelques scoops, sur la saison 2008/2009 ?
LC - Tout d’abord, nous effectuerons une tournée en Scandinavie en Octobre, où nous jouerons des compositeurs danois et français. De retour en France, nous programmons un concert-rêverie d’environ une heure, où les œuvres s’enchaîneront les unes aux autres, autour des compositeurs aussi divers que Rameau, Messiaen, Mantovani justement, et Debussy. Ensuite, nous aurons le plaisir de programmer un opéra-bouffe, qui sera donné début Janvier à la Maison de la Musique de Nanterre : Les quatre jumelles de Régis Campo, d’après la pièce de Copi. Nous donnerons également, dans l’espace de projection de l’Ircam, une pièce d’un compositeur italien, Andrea Vigani, qui nécessite la mise en oeuvre d’un important dispositif de spatialisation du son. Et au même programme, le Pierrot Lunaire de Schönberg, que nous essaierons d’interpréter dans l’esprit même du Sprechgesang (« chant parlé ») de l’époque, c'est-à-dire avec dans le rôle titre une comédienne allemande, Isabel Menke, plutôt qu’une chanteuse.
CI - Pas de compositeur à l’honneur la saison prochaine ?
LC – Non, pas cette année.
CI - Merci Laurent.
LC - Merci et à bientôt, pour la présentation de la saison 2008/2009 (Samedi 11 octobre 2008 à 18h30, date sous réserves)
Concert La Rose des Vents – Vendredi 23 Mai 2008 – Maison de la Musique de Nanterre – Grande Salle
Christian Izorce remercie Laurent Cuniot, Catherine Navarro et Christophe Alary pour leur aimable concours.
Discographie sélective :
Mauricio Kagel
Stücke der Windrose : Osten, Süden, Nordosten, Südosten ; Phantasiestück
Govert Jurriaanse : flûte – Marja Bon : piano – Schönberg Ensemble direction Reinbert de Leeuw
Editeur : Montaigne Auvidis/WDR (1994)
Kaija Saariaho
Works for cello (Petals, Oi Kuu, Spins and Spells, Mirrors, Sept Papillons, Près)
Alexis Decharmes : viloncelle - Nicolas Baldeyrou, clarinette - Jérémie Fèvre, flûte
Éditeur : Aeon 637 Harmonia Mundi (2006)
Du Cristal ,... à la fumée, Nymphea
Los Angeles Philharmonic - direction. Esa-Pekka Salonen - Kronos Quartet - Anssi Karttunen : violoncelle - Petri Alanko : flûte*
Éditeur : Ondine ODE 804-2 (1993)
Bibliographie :
« La musique contemporaine en 100 disques » par Pierre Gervasoni – Editions MF / Un guide d’écoute

mercredi 14 mai 2008
Poursuite de la saison musicale de l'ensemble tm+
Musique contemporaine
Prochain concert le 23 mai, au même endroit
Le Geste – Concert du Dimanche 23 Mars 2008
par Christian Izorce
Discographie sélective :
Malheureusement, tm+ ne compte à son actif discographique aucune des œuvres données le 23 Mars (pour l'instant !), d’où la sélection suivante …
Philippe Manoury
La musique de chambre
Last (1997) – Michigan Trio (1992) – Solo pour vibraphone (1989) – Xanadu (1989) – Toccata pour piano (1998) – Ultima (1996)
Ensemble Accroche Note
Kaija Saariaho
Laconisme de l'aile – Concerto pour Flûte "L'Aile du songe"
Poèmes : Saint-John Perse - Camilla Hoitenga : flute - Amin Maalouf : récitant - Orchestre Symphonique de la Radio Finlandaise dirigé par Jukka-Pekka Saraste - Kaija Saariaho & Jean-Baptiste Barrière : électronique
Philippe Hurel
Ritornello in memoriam Luciano Berio - Loops I pour flûte - Loops II pour vibraphone - Loops III pour deux flûtes - Tombeau in memoriam Gérard Grisey
Anne Cécile Cuniot, flûte - Jean-Marie Cottet, piano - Juliette Hurel et Sophie Dardeau, flûtes - Jean Geoffroy, percussion
samedi 10 mai 2008
Fred Frith à la Fondation Cartier - Par Christian Izorce
Antoine Gresland
Fred Frith à la Fondation Cartier – Jeudi 8 Mai 2008
Il arrive silencieusement, silhouette carrée, chemise noire et cheveux grisonnants, se glisse derrière la petite scène bien encombrée d’ustensiles divers, d’une Gibson 335 électro-acoustique, de pédales, d’un sampler et de deux amplis-guitare. S’assoit et lance « Buena cera a tutti » au public parisien.
Guitare posée sur les genoux, grattoir en main : ça va faire mal ! Sans autre forme de procès, Fred Frith commence à solliciter les cordes de son instrument, tapote la caisse, torture déjà la mécanique de la corde de mi à la recherche d’un effet de slide démultiplié …
C’est parti, pour près de quarante cinq minutes d’improvisation contrôlée émaillée d’accidents sonores improbables, de superpositions de motifs tressés à la main, au doigt, à l’ongle … et à la brosse à peindre ou à habits aussi ! Sélectivement incorporés au morceau en devenir et repris en de lancinants drones.
Les cordes sont tirées, pincées, puis effleurées, pour être de nouveau frappées avec des baguettes de batterie … Non content de gratter, de frictionner, de taper avec toutes sortes d'objets, Fred-Duchamp (ou Fred-Cage, ou Fred-Lachenmann, comme on voudra) insère d’autres baguettes entre les cordes, les fait glisser, les tord et en tire des accords fluctuants qu’il met immédiatement en boucle. Et cette nouvelle accumulation de patterns rythmiques et harmoniques élabore de beaux développements à la fois planants et chahutés, qui se construisent et s’évanouissent au gré de l’inspiration du compère.
Corde à corde avec la guitare
Et klong ! Une corde pète dans un virage ! Mais les dieux Fender et Les Paul sont avec lui, car même cet accident s’intègre à l’improvisation sonore ... Ca devait bien arriver, non ? Hey Fred, t'as même de la chance ! Avec ce que tu fais subir à ta gratte, elle aurait pu entrer en combustion spontanée !
Le public, amusé, émerveillé, médusé, est majoritairement assis par terre dans la petite salle de la Fondation Cartier, comme au bon vieux temps des happenings new-yorkais que beaucoup ici n’auraient d’ailleurs pu connaître. Il est totalement conquis par ce long et fascinant set, qui se découvre, se révèle et se savoure finalement d’un seul trait à mesure qu’il se construit. Nous buvons la performance du regard et des oreilles, sans ressentir le moindre inconfort, malgré notre station prolongée au ras du béton. Performance qui s’achève en un fading au noir, par lentes nappes d'une sorte de larsen exténué, tandis que Fred-le-clown simule l’assoupissement.
Silence.
De longs applaudissements ponctuent cet étrange voyage musical.
« Serait-ce déjà fini ? » - demandent ces mains crépitantes.
Pas tout à fait.
Retour sur scène, accompagné de Pauline Oliveiros à l’accordéon et du poète John Giorno, ainsi réunis grâce à la programmation Soirées Nomades conçue par Patti Smith.
Giorno entame « Everyone gets lighter », tandis que Pauline Oliveiros et Fred Frith tissent une impro étincelante toute hérissée d’acides fulgurances.
Nous sommes acquis à la cause !
Une ultime apothéose de duo accordéon-guitare ébouriffé clôt ce concert, mémorable moment d’une non-moins mémorable série d’événements, toute entière consacrée depuis Avril dernier à l’esprit beat dont Patti Smith fut il y a bientôt quarante ans l’une des égéries.
Christian Izorce
Discographie subjective
Impossible ici de citer tout Fred Frith, ou d’énumérer ses multiples collaborations. Voici donc une toute petite poignée de références :
Helmut Lachenmann
Autre iconoclaste expérimentateur, qui a poussé assez loin l'utilisation étendue, parfois paradoxale, des instruments classiques, dans le cadre plus "formel" de la création contemporaine. Écouter notamment les quatuors à cordes – Gran Torso et les 2ème et 3ème quatuors.
