samedi 31 mai 2008

Alain Bashung en concert à Nanterre

Nanterre, 30 mai 2008, Théatre des Amandiers, 21 heures 15...

Il arrive sur scène, un peu fragile dans son costume noir cintré et son col blanc, les yeux cachés par ses lunettes noires et ce chapeau qui ne le quitte plus. Il ne dit rien, il commence juste à la guitare, quel son ! Quelle allure !
Et puis il chante et le miracle a lieu. Bashung est là, avec sa voix inimitable et ce mélange unique de mélancolie et de lucidité qui caractérisent ses derniers albums. De l’énergie aussi, insufflée par des musiciens impeccables, guitare brillante, frappe lourde et dense du pied du batteur, basse puissante et modulée, et ce violoncelliste éclectique et électrique qui pose la mélodie quand il le faut.
Bashung, quoi qu’il en pense, possède la scène avec ses gestes, ses mains qui désignent ou décrivent presque maladroitement l’espace. Pendant deux heures, il va s’exprimer devant nous avec pudeur, magnifique et seul alors que le public n’a d’yeux et d’oreilles que pour lui. Un jeu de mime, d’ombre et de lumière, ou l’artiste revisite une vingtaine de titres extraits de son répertoire récent, Bleu pétrole en tête, mais aussi Malaxe, Osez Joséphine, Je m'incendie volontaire, une Fantaisie militaire percutante avant de faire frissonner la salle avec Madame rêve, comme à l’époque…
Au milieu de ces morceaux d’émotions sans fard, alors que le chapeau de Bashung révèle plus qu’il ne cache le danger qui guette l’artiste au tournant, on retiendra aussi l’harmonica de Je me dore, la voix brisée de Samuel Hall qui nous crie sa haine et ce rappel inattendu de Nights in white satin en forme d’aveu à peine voilé par la langue, qui clôt le concert pour nous donner envie de le retenir.

Merci Alain, nous aussi on t’aime.


Alain Bashung sera en concert à L’Olympia de Paris, le 10, 11, 14 et 15 juin prochain, avant de partir en tournée sur les festivals de l’été :

En juin :
Le 28 à Pechbonieu
En juillet :
Le 5 à Rouen (à l’Armada)
Le 6 à Bobital ( au Terra Nueva)
Le 11 au Francofolies de la Rochelle
Le 13 à Liège pour le Festival des Ardentes
Le 20 au Festival de Thau
Le 24 au Festival de Jazz de Nice
Le 26 à Paleo
Le 28 à Carcassonne pour le Festival de la Cité
En août :
Le 2 à Montpazier pour le Festival Bergerac
Le 8 à Aulnoye Aymeries pour les Nuits secrètes
Le 10 à Crozon pour le Festival du Bout du Monde

lundi 26 mai 2008

Bojan Z et le Tetraband en studio - Petite chronique d’un album en devenir

Le Tetraband au complet, de gauche à droite: Bojan Z,
Josh Roseman, Seb Rocheford et Ruth Goller


Bojan Z et le Tetraband en studio

Ingénieur du son : Philippe Teissier du Cros
Assistant : Julien Bassères
Enregistrement : du 1er au 3 avril 2008 au studio de Meudon

Retrouvez ce reportage et bien d'autres sur EcoutezVoir magazine : www.evmag.f


Bojan Zulfikarpasic fait partie d’une nouvelle génération de musiciens qui n’hésite pas à bousculer les habitudes. A sa manière, il renouvelle le jazz à travers des expériences audacieuses qui mélangent les genres et les cultures à la recherche d’une vraie originalité. Loin de s’endormir sur les lauriers de son dernier album Xénophonia, il est rentré en studio le premier avril dernier, avec un tout nouveau groupe baptisé Tetraband. Pour accompagner son piano et ses Fender Rhodes, il s’est entouré d’un trombone à coulisse, d’une batterie et d’une basse électrique pour nous offrir un son différent qui fait la part belle au mélange des genres. Voici le journal de trois jours d’enregistrement qui devraient déboucher dans les mois qui viennent sur un album riche en promesses.

Un enregistrement, c’est avant tout une aventure humaine. Une histoire de passion et de création qui rassemblent sous le toit d’un studio des musiciens, un ingénieur du son et son assistant pendant plusieurs jours, à la recherche de l’inspiration et de ces moments de grâce qui vont finalement aboutir, après un long processus, à un objet musical fini et cohérent. Pour ces quelques heures de tête à tête avec les micros, le musicien a souvent passé des mois à se chercher, à essayer de comprendre et maîtriser le processus créatif qui va l’inspirer, pour laisser une trace digne de l’intérêt du public et de ses pairs. Ce n’est donc pas une mince affaire, que ce soit pour un jeune musicien qui fait son premier disque ou pour un calibre international tel que Bojan Z que de prendre la responsabilité d’enregistrer un disque.

Pour le nouvel album de Bojan Z, c’est le studio de Meudon qui a été retenu par la production. Un studio que l’ingénieur du son Philippe Teissier du Cros connaît bien pour y avoir déjà travaillé. Caché derrière la façade d’une maison d’apparence banale, l’endroit est calme et agréable, avec son petit jardin, sa grande cuisine/salle à manger et son studio principal lumineux dans lequel on trouve deux pianos : un Steinway et un Fazioli amoureusement entretenus et accordés par Bernard Faulon, le propriétaire des lieux.

Bernard Faulon, veille sur le Fazioli de Bojan comme une mère sur son enfant !

En antichambre de ce studio central, on trouve la cabine d’enregistrement, dotée d’un double sas et d’une large baie vitrée, également doublée, qui permet de rester en contact visuel avec les musiciens tout en les isolant des bruits ambiants. Cette cabine est assez confortable pour accueillir l’ingénieur du son et son assistant postés aux commandes, et comprend aussi un grand canapé qui permet aux musiciens d’écouter dans de bonnes conditions ce qui vient d’être joué. Autour des deux écrans de contrôle de la station d’enregistrement (un Pro Tools installé sur un gros Mac Pro), plusieurs racks reçoivent les préamplis micros et les égaliseurs, dont certains ont été choisis pour leur âge respectable et le son particulier qu’ils délivrent. Devant la console, deux enceintes ProAc Studio 100 sur pied servent de moniteur de contrôle. Une petite paire d’enceintes que je connais bien et que j’apprécie pour sa droiture et sa neutralité, peu flatteuse mais juste.
Dans le studio proprement dit, on trouve également deux cabines hermétiquement closes par une porte vitrée qui permettent d’isoler certains instruments afin d’éviter qu’ils ne perturbent l’enregistrement du piano. Au fond, un escalier conduit à une petite balustrade qui surplombe le piano et à un salon contenant un bar et un billard dans lequel on peut encore installer un instrument ou des cœurs, par exemple.

Mardi 1 avril. Premier jour.

Philippe Teissier du Cros et Bojan Z - Les deux hommes se
connaissent bien pour avoir fait plusieurs albums ensemble.

La première mission d’un ingénieur du son est de faire en sorte que les musiciens se sentent bien, débarrassés, dans la mesure du possible, de toutes les contraintes techniques qui pourraient freiner leur expression. Philippe est un grand professionnel qui connaît bien les musiciens. Il est arrivé tôt ce matin pour préparer le studio et organiser la séance. Il n’arrive pas les mains vides mais le coffre plein de ses micros personnels, patiemment choisis pour leurs qualités spécifiques, qui viendront compléter le parc de micros du studio. Avec Julien, le jeune ingénieur du son qui va lui servir d’assistant, il commence par inspecter les lieux pour déterminer la meilleure configuration possible. Il faut faire en sorte que tous les musiciens voient Bojan, afin de garder un contact direct avec celui qui dirige le morceau. La batterie de Seb Rocheford est installée dans la salle de billard, tout au fond. Un grand miroir lui permettra de garder le contact visuel avec le piano situé en contrebas alors que la bassiste Ruth Goller viendra prendre place sur la balustrade, entre les deux musiciens. Le contact entre la bassiste et le batteur est essentiel car ils constituent la base sur laquelle repose la mélodie. Si la section rythmique ne se comprend pas, il ne peut pas y avoir de décollage. Josh Roseman, le tromboniste, s’installera dans la cabine, face à Bojan et restera en contact avec les autres via le circuit de retour de casque qui permet à tout le monde de s’entendre et de communiquer pendant l’enregistrement.


Sur cette photo, on aperçoit bien la configuration de l'enregistrement: devant Bojan, la cabine du trombone à gauche, la basse au centre, sur la balustrade qui conduit à la salle de billard ou est installée la batterie


Bojan Z arrive peu après nous. Je l’ai déjà rencontré une fois chez Philippe mais c’est avec une certaine émotion que je le salue discrètement. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour ce grand musicien qui a su imposer son style grâce à des compositions personnelles qui se démarquent clairement du jazz académique. Aujourd’hui, Bojan est là pour concrétiser une aventure avec son nouveau groupe, le Tetraband, qui enregistre ensemble pour la première fois. Il apparaît détendu, alors que nous l’aidons à débarquer ses instruments, un Fender Rhodes classique (acheté sur eBay !) et le fameux Xénophone, qui vont venir prendre place de chaque côté du Fazioli accompagnés de leurs amplis. Cette opération effectuée, il se met au piano pour en tester la sonorité. Philippe en profite pour lui demander s’il ne voit pas d’inconvénient à ce que l’on enlève son couvercle. Cette configuration lui permettra d’installer six micros autour de la table d’harmonie, plus ou moins proches, afin d’obtenir un son à la fois plein, clair et dynamique. Comme Bojan accepte, Bernard, le propriétaire du studio et accordeur de métier dégonde le couvercle, que nous venons poser précautionneusement sur le Steinway placé un peu plus loin.

Pendant ce temps là, Bojan est parti cherché les musiciens Une dizaine de minutes plus tard, le voici de retour avec son Tetraband. En tête, une chevelure abondante et moussue passe la porte : c’est celle du batteur Seb Rocheford. Ce jeune homme presque inconnu en France s’est déjà fait remarqué de la scène britannique où il cartonne depuis quelques années avec le groupe de jazz punk (ou bien est-ce le contraire ?) Acoustic Ladyland dont le premier album Camouflage, hommage à Jimi Hendrix, a fait sensation. Depuis, on a pu découvrir Last chance disco et leur dernier album en date Skinny Grin, encore plus déjanté et bourré de vitamines pop/rock qui alimentent un groove sauvage motivé par les coups de baguettes de ce petit prodige du rythme et de la syncope. C’est sur scène que Bojan l’a remarqué avant de lui proposer de faire partie de son nouveau projet.

Derrière lui, comme pour faire contraste, le cheveu court et la petite taille élégante, c’est Ruth Goller, bassiste, qui officie également au sein d’Acoustic Ladyland. D’origine italienne, Ruth vit à Londres depuis maintenant neuf ans, dans un appartement qu’elle partage avec quatre autres musiciens. La seule pièce commune de l’appartement a d’ailleurs été transformée en studio de répétition, ce qui en dit long sur leur investissement dans la musique ! Bassiste éclectique, Ruth joue dans plusieurs groupes, mais son goût naturel l’entraîne plutôt vers le punk.

Le contraste, il est aussi dans ce géant noir et souriant qui fait son entrée dans la cabine avec son trombone. Josh Roseman est un homme imposant qui ne manque pas de style. À peine arrivé, il lance une blague et annonce la couleur : le boute-en-train du groupe, c’est lui ! Ce compositeur-interprète, qui n’hésite pas à produire ses disques, vient tout droit de New York où il s’est fait remarquer pour ses qualités d’improvisateur. Son dernier album, New constellations : live in Vienna est un brillant mélange qui n’hésite pas à refondre le son du live à l’aide d’échos, de réverbérations et de processing rajoutés par la suite en studio pour délivrer un objet sonore psychédélique et envoûtant dont j’aurai bientôt l’occasion de vous reparler.

Comme souvent au début d’un enregistrement, l’atmosphère est studieuse et un petit peu tendue. C’est la première fois que les musiciens se retrouvent dans le studio de Meudon et chacun cherche ses marques. En installant son Xénophone, Bojan m’explique comment il l’a élaboré. « Je l’ai assemblé à partir de plusieurs Fender Rhodes d’époques différentes, dont le son n’est pas totalement identique, puis je l’ai équipé d’une petite carte électronique qui enlève une partie des médiums qui caractérisent l’instrument pour lui donner un son tout à fait particulier que je peux moduler à partir d’une petite mollette. » Ses doigts courent sur le clavier pendant qu’il joue avec le potentiomètre de l’instrument et je retrouve quelques-unes des sonorités, plus proche de la guitare que du piano électrique, qui font désormais partie du vocabulaire personnel du musicien. Bojan a également modifié son Rhodes « classique » à partir de pièces provenant d’autres instruments pour lui donner une couleur bien à lui.

Trois heures d’installation sont nécessaires à monter la batterie, trouver l’emplacement de chaque micro et surtout effectuer la balance casque des musiciens. Comme le studio n’est pas équipé de mixettes individuelles qui permettraient à chacun de faire sa balance depuis sa place, il faut régler le son de chaque casque depuis la cabine. La balance casque est une étape essentielle car elle permet à l’interprète de prendre ses repères au milieu des autres et de trouver les éléments dont il a besoin pour se comprendre. Ainsi, un batteur ne demande pas à entendre dans son casque les mêmes choses qu’un bassiste, ce qui explique que la meilleure balance pour un musicien n’est pas celle qui sonne le mieux « globalement ».


En matière de disposition des instruments, Philippe et Bojan ont décidé d’isoler le trombone du piano afin de pouvoir mieux jouer plus tard avec la structure des morceaux. Séparer les interprètes permet d’éditer et de monter les prises sans se soucier des débordements (repisse) d’un instrument sur l’autre durant l’enregistrement. De la même manière, on a choisi d’installer la batterie dans la pièce du fond, à côté du billard, plutôt que dans l’une des deux cabines plus petites, afin de ménager de l’espace autour de l’instrument et profiter ainsi du son du local sur les morceaux les plus « rock » du répertoire prévu. On s’éloigne encore du quatuor de jazz classique pour se laisser l’opportunité d’expérimenter la matière du son, tout en conservant un compromis sonore qualitatif au moment du mixage.

La configuration que Philippe a adoptée sur le piano apparaît particulièrement judicieuse mais demande un positionnement précis du couple de micros omnidirectionnels qui surplombent le flanc droit de la table d’harmonie du Fazioli. Philippe explique : « J’essaye de m’adapter à ce que Bojan aime, tout en prévoyant l’évolution de son jeu lorsqu’il va rentrer dans le son. Je sais qu’il va avoir tendance à aller de plus en plus au fond de la touche (et donc jouer plus fort) et je dois garder une réserve d’air (de dynamique) sans compromettre la précision de la prise de son ». Le calage prend quelques minutes pendant lesquelles Bojan répète inlassablement les mêmes arpèges, jusqu’à ce que le Fazioli sonne à la fois précis, dynamique et équilibré sur les petites ProAc Studio 100.

La batterie de Seb Rocheford demande également une mise en place précise pour faire face aux écarts de dynamiques que prévoient les différents styles de morceaux. Philippe explique à Julien ce qu’il souhaite faire : « Il y a des morceaux qui vont être plus rock, plus texture et avec une dynamique particulière sur laquelle j’ai envie d’avoir de la room (ce qui consiste à mettre une paire de micros au dessus de la batterie pour reprendre également le son de l’instrument dans la pièce). La plupart du temps, j’enregistre les batteries de jazz de manière assez minimaliste, en omettant à dessein les micros sur les charlestons. Mais là c’est un peu particulier, et s’il y a des petits évènements binaires, j’aurais peut-être envie d’aller les chercher au mixage. La caisse claire, on va peut-être la prendre dessous, pour avoir un son un peu pop. Grosse caisse, caisse claire, caisse claire, les charleys, tom basse, tom médium et une paire de micros de room : ça fait dix micros, comme ça on est bien ! ».


Pour la basse de Ruth, Philippe mélange le son direct de l’instrument, récupéré à travers un boîtier DI ( Direct Injection Box : petit boîtier qui abaisse l’impédance de sortie du signal de la guitare et le symétrise pour lui permettre de parcourir de longues distances jusqu’à la console) au son indirect d’un ampli basse placé, avec le micro qui le reprend, dans la première cabine étanche.


La configuration du trombone va également demander un certain temps d’adaptation car Josh Roseman joue très fort et fait peur aux micros ! Au départ, Philippe a opté pour un Neumann (statique) et un micro à ruban dont il combine le son pour retrouver le timbre si particulier de l’instrument à coulisse. Mais après plusieurs essais, Philippe, Josh et Julien optent finalement pour un modèle dynamique à la place du Neumann, plus à même de supporter le souffle formidable du tromboniste. Il faut dire que ce monument est capable de passer d’un filet de gaz à la godasse de plomb avec une aisance assez impressionnante, ce qui ne facilite pas non plus le travail du préampli micro, dont Philippe ajuste le niveau à de nombreuses reprises avant de le changer carrément pour un modèle qui présente un meilleur compromis à fort niveau.
Finalement, autour de midi, tout le monde est calé et Bojan décide de nourrir son petit groupe pour mieux se préparer à l’enregistrement. Après un repas indien vite avalé, tout le monde est prêt à se lancer et c’est le début proprement dit de cette première séance. Au départ, les musiciens n’ont pas encore trouvé leur unité et semblent jouer chacun de leur côté. Mais au fur et à mesure des prises et des écoutes qui suivent, chacun prend sa place au sein du groupe et la musique trouve sa voie vers la console. Bojan ne fait pas partie de ces musiciens capricieux qui jouent la star à tout bout de champs. Au contraire, tout en apparaissant très concentré, il reste abordable et ouvert aux remarques des autres membres du groupe, afin de trouver le meilleur équilibre possible dans la mélodie. Un premier morceau puis un deuxième, répétés à plusieurs reprises, donnent une première vraie idée de ce que le projet pourrait devenir. Greedy est une mélodie entêtante qui se ballade à la frontière du jazz et de la pop, alors que celle que l’on appelle encore « Take 9 » se recentre clairement sur le jazz, avec l’opposition intéressante entre la frappe technique et rapide de Seb, la basse groovy de Ruth, la lumière puissante de Josh et le jeu tout en nuance et en fluidité de Bojan.
Cette première journée se termine vers 21 heures sur un constat positif. Le travail a bien commencé, le groupe interagit bien et Bojan apparaît impatient d’écouter les premières mises à plat chez lui.

2 ème jour

Ce matin, l’ambiance est nettement plus détendue qu’hier. Maintenant que la configuration est en place, que les musiciens se sont prouvés qu’ils pouvaient jouer ensemble, tout le monde est plus à son aise. Bojan arrive avec des croissants et le sourire. Visiblement, ce qu’il a entendu sur le CD de mise à plat qu’il a emporté hier soir lui a plu. On rentre ici totalement dans la psychologie des musiciens, mais l’acte de création nécessite ce petit temps d’adaptation et de recul pour se concrétiser librement. Bojan a beau être un grand professionnel, qui tourne toute l’année et connaît son instrument par cœur, il est toujours aussi curieux et anxieux de réaliser ce qu’il entend dans sa tête et l’énergie positive qu’il met dans son projet fait plaisir à voir.
Cette seconde journée commence donc rapidement après un café et l’échauffement des musiciens est placé sous le signe de la confiance. Il est toujours impressionnant de voir un groupe d’interprètes de ce niveau se mettre à l’œuvre. Evidemment, chacun a répété en solo, et certains d’entre eux ont déjà joué ensemble en concert, mais cette facilité apparente, cette manière instinctive de rentrer dans la musique, m’apparaît avec une évidence rare, alors que les doigts de Bojan passent d’un clavier à l’autre.
Au milieu de la matinée, Josh Roseman, le tromboniste, nous fait part de son inquiétude par rapport à ce qu’il entend dans son casque. Philippe gère le musicien avec tact, tout en marquant les limites de ce qu’il est capable de faire dans le temps qui lui est imparti. La solution, qui tiendrait dans un micro spécifique (un Sennheiser MD 441-U) qu’il sait approprié à son jeu, n’est pas disponible. Mais Philippe finit par le convaincre que la solution adoptée permettra sans problème d’obtenir un résultat satisfaisant au mixage. Personnellement, le son du trombone me semble déjà tout à fait conforme à ce que j’entends en direct, mais il est évident que chaque musicien travaille son propre son, comme une marque de fabrique qu’il tient à retrouver sur le disque.

Plusieurs prises du même morceau (August Song) sont ensuite enregistrées consécutivement avant que le groupe se retrouve en cabine pour écouter et comparer ses impressions. Comme souvent, bien que le dernier jet semble globalement le plus abouti, certaines phrases provenant d’autres prises plaisent plus à Bojan. Il s’en suit une répétition qui dérive sur une nouvelle prise. Bojan a demandé à Philippe de laisser tourner (c’est-à-dire de tout enregistrer), conscient que certaines phrases non préméditées peuvent donner d’excellents résultats au final, les musiciens se montrant parfois plus libres d’essayer quelque chose lorsqu’ils oublient qu’ils sont captés. Une fois que le morceau aura été exploré sous plusieurs axes, Bojan prendra le temps de tout réécouter chez lui et de sélectionner ce qui convient le mieux à sa vision du morceau dans chaque prise.

En fin d’après-midi, le quatuor nous gratifie d’un morceau aux frontières du punk, avec une base rythmique claquante. Bojan est allé voir Seb pour lui demander de se lâcher. Il faut dire que malgré sa participation à l’énergie d’Acoustic Ladyland, Seb Rocheford n’a rien d’un barbare, bien au contraire ! Il est capable d’une grande délicatesse de jeu, pour s’adapter précisément au répertoire qu’il aborde. Mais cette fois-ci, Bojan a besoin de toutes les ressources dont il est capable pour explorer le rythme en s’appuyant sur la basse tendue et modulée de Ruth. Comme le groove s’installe, le trombone prend la note au vol alors que le mélange de piano et des Rhodes de Bojan vient surfer avec virtuosité sur la mélodie, passant tour à tour du premier au second plan. Un cocktail détonant qui nous fait, Philippe, Julien et moi, tressauter sur nos fauteuils. Du bon, du très bon dès la prise, dont on peut attendre le meilleur une fois que l’ingénieur du son aura pratiqué sa magie au mixage.







Il y a de l'énergie dans cet homme là !

La séance se conclut par une nouvelle composition virevoltante de Bojan, qui s’inspire clairement de la musique balkanique. Pour enrichir son vocabulaire musical, il ajoute un clavier et une M-Box à son set. Le groupe est chaud, en confiance après l’écoute du résultat des prises précédentes, et la musique prend facilement naissance sous leurs doigts et dans le souffle puissant et maîtrisé de Josh, qui donne toute sa mesure pour apporter cet aspect cuivré qui caractérise souvent les airs traditionnels d’Europe de l’Est. Pourtant, les musiciens n’hésitent pas à reprendre de nombreuses fois une phrase ou une section complète du morceau, à la fois pour tenter de nouvelles choses, mais aussi pour mieux correspondre à la vision que Bojan a du morceau.


Il est près de 22 heures quand le groupe s’arrête finalement, apparemment satisfait du résultat. Ce soir Bernard Faulon nous a très gentiment préparé à dîner et nous nous installons dans la bonne humeur autour de la grande table de la cuisine pour partager le vin apporté par Bojan, et les excellentes bouteilles de bordeaux que Bernard a sorti de sa cave.

3 ème jour

Ce troisième jour est important, puisqu’il est le dernier de la session et qu’il reste pas mal de morceaux à explorer. Mais les musiciens semblent en forme, bien reposés et personne n’est inquiet. La fin de la matinée et le début de l’après-midi sont consacrés au fignolage de deux des titres déjà enregistrés sur lequel le groupe semble avoir désormais un peu plus de recul. Si bien que ce n’est que vers 17 heures qu’ils attaquent finalement les trois derniers morceaux du répertoire prévu qui n’ont pas encore été accouchés. Avec le soleil rasant le toit du studio de Meudon, la lumière est propice à quelques belles photos, mais aussi à quelques séquences vidéos que j’enregistre en essayant de ne pas déranger les musiciens et la prise de son. Je m’enferme un moment avec Seb, le batteur, pour filmer son jeu. Le niveau dans la pièce est ahurissant, tellement ce jeune homme au groove impressionnant joue fort ! De quoi faire exploser la plupart des systèmes audiophiles qui tenteraient de le restituer à niveau réaliste ! D’une manière générale, assister à une prise de son permet toujours de se remettre les idées en place, tant au niveau des timbres (le piano Fazioli est une vraie merveille en ce sens, tant il sonne différemment sous les doigts de Bojan et ceux de Bernard), qu’en termes de niveau sonore. Seule la basse électrique de Ruth et les Rhodes de Bojan, qui par définition ne donnent quasiment aucun son direct, permettent de s’y retrouver sans surprise. Les autres instruments, que ce soient le trombone, le piano ou la batterie, dégagent une telle énergie que très peu de chaînes hifi, même de très haut de gamme, seraient en mesure d’en reproduire la dynamique et le niveau sans tomber dans une distorsion insoutenable, sans même évoquer les problèmes d’acoustique qui découlent d’une telle bande passante. Il suffit pour s’en convaincre de « subir » les claques assénées (à un mètre de la console), par les deux petits boomers des ProAc Studio 100 motivés par un gros amplificateur Crown. Un vent sur les joues qui est pourtant loin de reproduire le niveau de la grosse caisse de Seb, ou les attaques du trombone de Josh...


En regardant Philippe travailler, on prend aussi conscience de l’importance du savoir faire de l’ingénieur du son, dont les partis pris d’enregistrement détermineront ce qu’il sera possible de faire de cette matière brute au moment du mixage. Ainsi, Philippe, qui a plus de 25 ans de métier derrière lui, mêle avec intelligence des choix d’enregistrement dictés par son expérience à une capacité d’improvisation qui lui permet de proposer des options différentes à Bojan. À l’image de cette porte ouverte entre la cabine du trombone ou de la batterie et le studio principal, qui change légèrement l’acoustique de la prise de son, quitte à perturber un peu l’enregistrement du piano.

Une attitude que l’on retrouve également chez Bojan Z, qui n’hésite pas à intégrer les autres musiciens à son processus créatif, afin de profiter au mieux de leurs ressentis et de leurs idées, sans pour autant dévier du fil directeur qu’il s’est fixé pour chaque morceau. Petit à petit, je commence d’ailleurs à comprendre l’unité qui se dégage du projet développé par Bojan, au-delà de la richesse et de la diversité des styles employés. Des frontières du jazz et de la pop jusqu’aux accents balkaniques de ses origines, Bojan fait son tour du monde musical, en suivant ses envies et ses influences, sans forcer le trait, mais avec l’énergie qui le caractérise, cette clarté de jeu qui stimule l’oreille et l’accroche à la mélodie. L’influence du duo basse-batterie venue du punk jazz anglais se fera sentir dans cette capacité à libérer un groove puissant autour de la mélodie, tout en étant capable d’exploser les frontières entre les genres pour faire renaître le morceau. Comme le phrasé du trombone qui perce la bulle et décale à volonté l’âme de la partition. Autant d’atouts sur lesquels Bojan Z s’appuie pour développer un jeu qui s’amuse du rythme sans lui être infidèle, force la dynamique pour mieux la contrôler et rebondir avec une aisance qui fait l’admiration et le sourire de l’auditeur.

Les musiciens joueront ce soir-là jusqu’à 22 heures 30, afin de donner forme à une dizaine de morceaux que Bojan va maintenant réécouter tranquillement chez lui, éditer, découper, avant de revenir vers Philippe pour le mixage. L’enregistrement est terminé, mais le travail est loin d’être fini. Il faut maintenant démonter batterie, câbles et micros, tout remballer et sauvegarder la musique sur plusieurs disques durs pour ne pas risquer de perdre accidentellement trois jours de travail.

L’aventure du Tetraband ne fait que commencer, puisque le groupe part en tournée dès le lendemain matin pour trois dates à Amsterdam, Vienne et Berne. Un autre type d’expérience, tout aussi exaltante, en attendant la suite des évènements qui donneront naissance au premier album de Bojan et de son Tetraband.





Je tiens à remercier tout particulièrement Bojan Z et Philippe Teissier du Cros de m’avoir permis d’assister au premier pas de cet album, Bernard Faulon pour sa convivialité et son intérêt, Julien Bassères, et tous les membres du Tetraband, Josh Roseman, Seb Rocheford et Ruth Goller pour avoir supporté ma présence et mes appareils de prise de vue pendant les enregistrements.


Crédit photo:
Les images de cette page ont été réalisées par mes soins à l'aide d'un Nikon D200 équipé d'un zoom AF-S Nikkor 17-55mm 1:2.8 G ED. Merci de ne pas reproduire sans mon autorisation préalable.

samedi 24 mai 2008

A l’occasion du concert de clôture de saison de tm+ Une interview de Laurent Cuniot


Musique contemporaine

par Christian Izorce


Que le lecteur d’Ecoutez Voir se rassure ! La musique contemporaine n’est pas le seul domaine qui me passionne et j’aurai probablement l’occasion de vous faire partager mes autres goûts et découvertes en matière musicale. Si elle n’est pas le seul terrain musical que je fréquente, elle est en revanche un de ceux que j’arpente avec le plus d’appetit et de curiosité, et ce depuis d’assez nombreuses années. Rien ne m’y prédestinait, et en tout cas pas une éducation musicale qui m’aurait a priori familiarisé avec les écritures sérielle, probabiliste, spectrale ou avec quelque autre concept typiquement contemporain. Pour ma part, pas non plus d’appartenance à des cénacles très fermés d’érudits nombrilistes … Non, la création contemporaine actuelle n’est pas qu’une musique pour techniciens ou musicologues, ce que l’on lui reproche souvent ! Et donc, le goût de la découverte, de l’expérimentation sans limite imposée, la recherche du jamais entendu (ou vu) m’ont toujours guidé en matière artistique. Et m’ont notamment amené vers tm+, ensemble orchestral de musique d’aujourd’hui, auquel j’ai récemment eu l’occasion de consacrer un premier article sur ce blog. J’y soulignais déjà que cette formation suit une démarche constante de programmation mixte (entre nouvelles créations et œuvres du répertoire) et de collaboration étroite avec les compositeurs. Ceci rend ses concerts à la fois très vivants et « actuels », mais aussi plutôt accessibles, pour qui fait preuve d’un minimum de curiosité. Nous avons retrouvé cette formation le 23 Mai dernier et avons réalisé, en exclusivité pour nos lecteurs, une interview de son chef et directeur artistique Laurent Cuniot.

CIBonjour et merci de nous recevoir.
Laurent Cuniot – Bonjour …

CI - Laurent Cuniot, comment être vous entré en musique contemporaine ?
LC - Entré en musique contemporaine ? (rire) … Disons que j’y suis venu par l’envie de composer, alors que j’étais encore élève au Conservatoire … Et cela m’a naturellement amené à découvrir les compositeurs de mon temps.

CI - Mais cette vocation de compositeur semble passée au second plan aujourd’hui …
LC - Il est vrai qu’aujourd’hui, vu de l’extérieur, mon activité de chef, très liée néanmoins à la création grâce aux collaborations actives que nous développons avec les compositeurs, a pris le pas sur celle de compositeur. Mais, je vais revenir à la composition (sourire) … que je n’ai jamais vraiment quittée !

CI - Que signifie exactement « tm+ » ?
LC - On peut dire qu’aujourd’hui le sigle « tm » signifie « territoires musicaux ». Mais historiquement, l’ensemble s’est constitué en plusieurs strates, autour d’un trio initial fondé dès 1977. Il s’agissait du « trio musical + », formation alors spécialisée dans l’exploration de la lutherie électronique de l’époque, c'est-à-dire principalement les outils de synthèse sonore analogique. Nous étions en fait adossés au grm (Groupe de Recherche Musicale de l'INA), dont nous étions en quelque sorte l’organe de création des oeuvres, à l’instigation de François Bayle, son directeur. Nous étions très à la pointe de la recherche électro-acoustique et interprétions exclusivement des créations, c'est-à-dire de nouvelles œuvres qui venaient juste d’être composées. Nous explorions parfois aussi le domaine de l’improvisation. Mais la formation et la vocation de l’actuel tm+ ont vraiment pris corps vers 1986, avec le septuor que nous constituions à l’époque (violon, violoncelle, clarinette, cor, percussion et deux synthétiseurs). J’y occupais alors le poste de violoniste et de chef. A cette époque nous n’interprétions également que des créations, exclusivement suscitées par la forme même de l’ensemble. Progressivement j’ai introduit à notre répertoire des œuvres du répertoire, et progressivement aussi d’autres musiciens nous ont rejoints. Aujourd’hui l’ensemble compte vingt musiciens permanents, auxquels s’ajoutent des musiciens invités.

CI - Pourriez-vous citer cinq ou six œuvres contemporaines à découvrir, à destination de ceux de nos internautes qui sont peu familiers avec ce domaine musical ?
LC - Il est évidemment difficile de répondre à une telle question. Il faudrait sans doute considérer d’une part le public de culture classique, d’autre part le public n’en possédant pas ou peu, et qui est finalement peut être plus ouvert à ce que le répertoire contemporain peut représenter d’inouï, d’expérimental … Ce répertoire reflète d’ailleurs davantage ce qui est en nous, le monde tel qu’il est aujourd’hui, la vitesse de la vie actuelle … beaucoup mieux que la musique des siècles passés. Pour le premier public, je citerais volontiers des compositeurs tels que Dutilleux et Messiaen, qui restent d’une facture relativement classique. Pour ceux qui sont prêts à aborder d’autres contrées, je prescrirais la découverte de compositeurs vraiment actuels, qui intègrent une part de l’héritage contemporain du milieu du 20ème siècle tout en souhaitant quand même rester audibles … et programmés ! Ils réalisent une synthèse entre les acquis de l’avant-garde, son vocabulaire spécifique, et la possibilité d’être entendus et appréciés spontanément au concert. Car il est vrai que pendant les années 50 par exemple, l’avant-garde est allée très loin dans l’expérimentation, ce qui est un bien pour la musique, mais qui l’a rendu parfois hermétique, moins accessible en tous cas. Pour revenir à la question, j’aurais envie de citer l’excellent livre de Pierre Gervasoni (« La musique contemporaine en 100 disques »), ainsi que des compositeurs tels que Tristan Murail, Gyorgi Ligeti, et un compositeur actuel qui lui est très proche, Bruno Mantovani … Pascal Dusapin également. Mais la découverte de ce monde doit absolument passer par le concert, et par l’appréciation par le public du niveau d’excellence, de la virtuosité auxquels les musiciens qui se consacrent à ce répertoire sont parvenus. C’est un élément très important … celui de la découverte d’interprètes d’exception, et la possibilité d’être en contact direct avec les compositeurs, ce que nous tentons constamment de favoriser.

CI - Quelques mots maintenant … peut être même quelques scoops, sur la saison 2008/2009 ?
LC - Tout d’abord, nous effectuerons une tournée en Scandinavie en Octobre, où nous jouerons des compositeurs danois et français. De retour en France, nous programmons un concert-rêverie d’environ une heure, où les œuvres s’enchaîneront les unes aux autres, autour des compositeurs aussi divers que Rameau, Messiaen, Mantovani justement, et Debussy. Ensuite, nous aurons le plaisir de programmer un opéra-bouffe, qui sera donné début Janvier à la Maison de la Musique de Nanterre : Les quatre jumelles de Régis Campo, d’après la pièce de Copi. Nous donnerons également, dans l’espace de projection de l’Ircam, une pièce d’un compositeur italien, Andrea Vigani, qui nécessite la mise en oeuvre d’un important dispositif de spatialisation du son. Et au même programme, le Pierrot Lunaire de Schönberg, que nous essaierons d’interpréter dans l’esprit même du Sprechgesang (« chant parlé ») de l’époque, c'est-à-dire avec dans le rôle titre une comédienne allemande, Isabel Menke, plutôt qu’une chanteuse.

CI - Pas de compositeur à l’honneur la saison prochaine ?
LC – Non, pas cette année.

CI - Merci Laurent.
LC - Merci et à bientôt, pour la présentation de la saison 2008/2009 (Samedi 11 octobre 2008 à 18h30, date sous réserves)



Concert La Rose des Vents – Vendredi 23 Mai 2008 – Maison de la Musique de Nanterre – Grande Salle

Laurent Cuniot nous proposait donc, pour le tout dernier concert de cette saison 2007/2008, une palette d’œuvres haute en couleur, en forme d’incitation au voyage, inspirée du cycle de Mauricio Kagel intitulé La Rose des Vents. Rappelons par ailleurs que quatre concerts de tm+ avaient mis Philippe Manoury à l’honneur cette année. Le programme de ce concert donnait encore à entendre deux œuvres récentes de ce compositeur, dont Instants Pluriels, une commande dont tm+ est le dédicataire, et donnée ce soir là en création mondiale.

L’orchestre nous emmenait tout d’abord à la découverte du Nord-Ouest, composé en 1991 par Mauricio Kagel. Cette pièce, ainsi que Sud, donné en seconde partie, fait partie de son cycle La Rose des Vents (Stücke der Windrose). Kagel est sans aucun doute l’une des figures les plus ostensiblement drôles de l’univers des compositeurs d’aujourd’hui. Sa fascination pour les sonorités « étrangères » sinon étranges, pour les effectifs hors-normes, pour une certaine forme de théâtre musical, son attitude constante d’explorateur sans frontière en font une personnalité excessivement attachante dont la plupart des œuvres restent accessibles en première écoute, même pour le "non-initié".
Nord-Ouest se déploie tout d’abord comme une marche lente et plaintive à l’insolite polyrythmie, suivie par une seconde partie au contraire très enlevée. On y retrouve des fragments de musique andine qui résonnent comme des évocations de lieu beaucoup plus que comme de véritables citations musicales. Mais légèreté et chromatisme instrumental restent les déterminants de cette œuvre qui utilise quelques instruments exotiques (harmonium, sifflets). Tout au long de l’exécution, le chef Laurent Cuniot jouait effectivement le jeu de la contemplation, le regard tout d’abord fixé au Nord-Ouest, puis vers les autres points cardinaux du cadre de la scène, pour finalement descendre de son estrade et s’y asseoir, pensif, à l’issue du morceau.

Oi Kuu, de Kaija Saariaho, pour clarinette et violoncelle, venait en deuxième pièce. Ce duo a été composé en 1990 par la compositrice finlandaise, et constitue, au moins par sa brièveté et sa concision une manière de contrepoint aux superbes Du Cristal et … A la fumée, œuvres plus monumentales composées à la même époque (et dont on ne saurait trop recommander l’écoute). A la clarinette, Francis Touchard, ample chemise cubo-tachiste noire et blanche. Au violoncelle, Florian Lauridon, vêtu de fines rayures verticales. Ce duo tout en contrastes allait déployer la maîtrise dont il est capable pour tisser d’un souffle et d’un frottement une fine étoffe moirée. Issu du silence, l’accord liminal parfait entre vent et cordes se distendait bientôt et révélait les fêlures timbrales de chaque instrument. Une œuvre très contemplative, plutôt intérieure, elle aussi bien dans l’esprit du concert.

La soprano Rayanne Dupuis et tm+ dans Cruel Spirals - crédit photo Christophe Alary

Pour clore la première partie du concert, tm+ donnait, en création française, les Cruel Spirals pour soprano et ensemble (2007) de Philippe Manoury. Il s’agit ici d’une œuvre éminemment référentielle, basée sur des écrits de Jerome Rothenberg, poète américain rencontré par le compositeur lors de son actuelle résidence à San Diego. On assistait tout d’abord à la projection de la lecture du cynique « Cruel Majority » par son auteur, lequel poème est musicalement repris par Manoury dans le premier et le dernier mouvements de cette œuvre en neuf tableaux. Cette introduction et cette coda aux faux airs de Pierrot Lunaire font partie des mouvements sarcastiques et expressionnistes de l’œuvre. Mais il s’agit une composition très variée, qui se déplie comme un livre d’images musicales, alternant en un schéma symétrique des parties incantatoires et des mouvements plus douloureux d’un grand pouvoir émotionnel. Ces derniers sont inspirés de la série de 14 Stations écrites par Rothenberg. Quatorze camps nazis. Cinq évocations musicales de cet univers. Il s’y développe un climat évoquant la plainte, dont l’exécution en quart de ton contribue à faire ressortir la profondeur mais aussi l’angoissante beauté. Un lent battement de cœur continu, scandé à la grosse caisse, supporte et ajoute de la tension à ces mouvements.

Après l’entracte, départ vers le Sud de Kagel. Un sud de faux-semblants enfin révélés, lorsque qu’un motif rythmique de tarentelle se dilue peu à peu dans le temps, en se difractant comme par passage dans un prisme. Les composantes visibles (ici audibles) qui apparaissent dans ce spectre illustrent alors une forme d’amertume et de mélancolie. Les musiciens étaient de nouveau les comédiens de ce petit théâtre musical et ajoutaient du sens à l’œuvre par le biais de leurs gestes et attitudes. Ils achevaient d’ailleurs les derniers accords de la pièce d’une manière quasi-mécanique et dans un état apparent de pétrification et d’accablement.

tm+ interprétant Instants Pluriels - crédit photo Christophe Alary

Point d’orgue de la soirée, les Instants Pluriels de Philippe Manoury, composés en 2008 à San Diego, et dont on aurait souhaité qu’ils durent plus longtemps encore. Durée, instant, là sont bien les mots-clés de l’œuvre, qui repose sur les conceptions avancées de l’auteur sur le temps dans la musique. Un temps musical qu’il oppose par exemple au temps littéraire. Le propos de Manoury est aussi de faire ressortir le côté fragile et précaire des notions de simultanéité et de causalité, la construction d’une œuvre musicale ne renfermant pas la même exigence chronologique que celle d’un roman (exception faite peut être des expériences d’un Robbe-Grillet en la matière ?). Pour faire ressortir le caractère spécifique que ces instants peuvent acquérir selon la manière dont ils sont présentés, l’orchestre se subdivisait en deux sous-ensembles d’effectif équivalent, conduits l’un par Philippe Manoury, l’autre par Laurent Cuniot. Dans une figure de tandem ajusté à la microseconde, les deux chefs s’adressaient constamment des coups d’œil ou autres signes plus marqués de synchronisation. Et les deux ensembles se renvoyaient ainsi l’écho d’une composition qui, pour être sous-tendue par une mathématique complexe, n’en était pas moins étonnamment lisible et évidente pour l’auditeur. D’une position bien centrée dans la salle, on ne perdait rien en effet, ni de l’origine géographique précise de chacun de ces instants musicaux qui la structurent, ni du rayonnement global, alterné, conjoint ou glissant, de ces deux formations. Les déphasages sonores induits n’en étaient que plus éloquents.

tm+ donnait donc une fois de plus un bel exemple de partenariat entre compositeur et formation musicale. Si l’on excepte sa très prochaine participation au Festival di Nuova Musica au Palais Farnese de Rome (le 5 Juin) et au Concert des Jeunes Compositeurs du Conservatoire de Nanterre (le 14 Juin), il faudra désormais attendre la rentrée prochaine pour pouvoir assister à sa nouvelle saison …



Christian Izorce remercie Laurent Cuniot, Catherine Navarro et Christophe Alary pour leur aimable concours.


Discographie sélective :

Mauricio Kagel

Stücke der Windrose : Osten, Süden, Nordosten, Südosten ; Phantasiestück
Govert Jurriaanse : flûte – Marja Bon : piano – Schönberg Ensemble direction Reinbert de Leeuw








Editeur : Montaigne Auvidis/WDR (1994)






Kaija Saariaho

Works for cello (Petals, Oi Kuu, Spins and Spells, Mirrors, Sept Papillons, Près)
Alexis Decharmes : viloncelle - Nicolas Baldeyrou, clarinette - Jérémie Fèvre, flûte





Éditeur : Aeon 637 Harmonia Mundi (2006)







Du Cristal ,... à la fumée, Nymphea

Los Angeles Philharmonic - direction. Esa-Pekka Salonen - Kronos Quartet - Anssi Karttunen : violoncelle - Petri Alanko : flûte*





Éditeur : Ondine ODE 804-2 (1993)








Bibliographie :

« La musique contemporaine en 100 disques » par Pierre Gervasoni – Editions MF / Un guide d’écoute

mercredi 14 mai 2008

Poursuite de la saison musicale de l'ensemble tm+

Musique contemporaine

L'ensemble tm+ à la Maison de la Musique de Nanterre
Prochain concert le 23 mai, au même endroit

Le Geste – Concert du Dimanche 23 Mars 2008
par Christian Izorce

L’ensemble tm+ s’investit depuis plus de vingt ans dans l’interprétation sélective et clairvoyante d’œuvres de notre temps. Créée en 1986 par Laurent Cuniot qui la dirige depuis lors, cette formation protéiforme défriche inlassablement les territoires parfois arides de la musique contemporaine, le plus souvent dans le cadre de partenariats étroits avec les compositeurs.


L. Cuniot en présentation de saison (C.Izorce)


C’est ainsi qu’en Mars dernier, l’ensemble donnait, à la Maison de la Musique de Nanterre, un concert de chambre placé sous la thématique du geste, associant des œuvres de Kaija Saariaho, Philippe Manoury et Philippe Hurel. Comme à son habitude, Laurent Cuniot avait conçu un programme didactique, contrasté mais cohérent, pour le plus grand plaisir d’un public certes initié, mais qui remplissait sans peine l’Auditorium Rameau. Preuve supplémentaire de la réputation dont jouit cet ensemble, les trois compositeurs étaient venus assister à l’exécution de leurs œuvres.



Le compositeur et enseignant Philippe Manoury, né en 1952, était cette saison mis à l’honneur par tm+, qui lui consacrait quatre concerts.

Crédit photo brahms/ircam

Manoury, dont le nom est étroitement associé à l’IRCAM, revendique une filiation naturelle avec des compositeurs tels que Boulez, Stockhausen et Xenakis, et avoue un fort tropisme pour les processus compositionnels, souvent mis en œuvre chez lui à l’aide de l’outil informatique dont il est l’un des spécialistes. C’est ainsi que Jupiter (pour flûte), Pluton, La Partition du Ciel et de l’Enfer, Neptune, qui figurent parmi ses œuvres les plus connues (et, pardonnez cet abus, les plus citées) font appel au traitement du signal en direct ainsi qu’à la captation et à l’exploitation temps-réel des modes de jeu des instrumentistes. Il en résulte des pièces dont le procédé de composition est rigoureusement codifié, mais qui sont sans cesse renouvelées au gré de leurs exécutions - malheureusement trop rares, à l’instar de nombreuses œuvres contemporaines -, et dans lesquelles les interprètes agissent sur leur déroulement même. L’attrait pour l’évolution du motif musical au sein de compositions régies par des lois plus ou moins contraignantes se retrouvait à des titres divers dans toutes les œuvres de ce concert même s’il ne faisait pas appel à l’électronique.

Le programme commençait donc par l’étourdissant Solo pour vibraphone de P. Manoury, interprété de mémoire et de façon extrêmement virtuose par un Florent Jodelet à la fois très en forme et incroyablement précis. Cette pièce, très difficile pour l’interprète, affiche un chromatisme délié soutenu par un tempo souvent rapide, en alternant passages délicats et soudaines éruptions sonores (surprenants et éclatants clusters). Mais elle fait surtout appel au contrôle de la résonnance des lames du vibraphone, qu’il s’agit de freiner d’un geste approprié au moment voulu par le compositeur. En dépit du caractère naturellement cristallin et aérien de l’instrument, il s’agit donc d’une pièce très tenue, sous-tendue par une logique implacable, qui fixe pour chaque frappe individuelle des conditions de début et de fin rigoureusement définies.

L’on passait ensuite à Terrestre, composé en 2002 par K. Saariaho, qui constitue en fait le second mouvement de son concerto pour flûte Aile du Songe. L’effectif réunissait flûte solo, percussion, harpe, violon et violoncelle. Basée sur un recueil de poèmes de Saint-John Perse consacré aux oiseaux (« Birds »), la ligne soliste parfaitement maîtrisée par Gilles Burgos y fait grand usage de modes de jeu explorés au vingtième siècle (exacerbation et vocalisation du souffle, whistle-tone) … Une pièce un peu plus technique, plus démonstrative peut être que d’autres opus de la compositrice finlandaise, très habile à peindre de vastes fresques sonores en constante évolution, et qui reste toujours très attachée à déployer un savant espace tonal, subtil travail sur les timbres, affirmant ainsi une filiation revendiquée avec le courant dit spectral.

Retour au solo, ici dédoublé, des Loops III pour deux flûtes, composé par Philippe Hurel. Pièce qui n’est pas sans rappeler l’esprit des Sequenze de Luciano Berio, notamment pour son aspect théâtral et virtuose, obligeant physiquement les solistes Anne-Cécile Cuniot et Gilles Burgos à traverser l’espace de la scène pour suivre une longue partition déployée sur plusieurs chevalets. Ici, le traitement compositionnel vise notamment à faire fusionner les deux flûtes en un seul instrument dès lors pourvu de capacités contrapuntiques étendues. Selon les propos mêmes du compositeur : « chaque transformation des petits motifs énoncés conduit inévitablement à une boucle que l’on a déjà entendue, et l’auditeur est pris peu à peu dans une dans une sorte de toile d’araignée dont il lui est très difficile de s’échapper ». Il s’agit effectivement d’une pièce spectaculaire, lancinante, et qui pousse pratiquement les solistes – et les auditeurs - dans leurs derniers retranchements …

La seconde partie du concert commençait par l’exceptionnel Michigan Trio de Manoury, pièce qui lui fût commandée en 1992 par l’École de Musique de la Michigan State University. Toutes résonnances dehors, cette pièce concentrée et sobre bénéficiait ici de la très grande proximité entre musiciens et spectateurs. Cette œuvre intègre en effet dans son discours les divers modes de jeu et les résonnances de la table d’harmonie du piano, au même titre que les développements mélodiques et harmoniques en eux-mêmes. La qualité de silence requise pour en jouir pleinement est donc très élevée. On y appréciait notamment le jeu de Dimitri Vassilakis, incroyablement sombre et tendu dans le grave, cristallin et tranchant dans l’aigu, et qui devait souvent laisser les résonnances du piano s’exprimer jusqu’à leur dernier souffle ou presque. A plusieurs reprises, le clarinettiste Francis Touchard allait littéralement verser la fin d’une phrase musicale dans le piano ouvert, pour en faire surgir d’étranges échos, ou à l’inverse y récupérer la fin d’un accord en un savant et difficile jeu de morphing spectral, réalisé ici de manière purement acoustique. Le geste, toujours et encore. La perspective sonore irréelle ainsi créée par ces passerelles, la circulation maîtrisée de l’énergie acoustique entre instruments, ouvraient comme une dimension spatiale supplémentaire dans la scène. En dépit de son acoustique naturelle un peu claire, le lieu « mat » du concert se « réfléchissait » ainsi dans le corps même du piano, en une troublante mise en abîme d’un effectif musical resserré, au propos économe.

Le concert s’achevait par Pour Luigi, de P. Hurel, œuvre toute en contrastes (l’expression est galvaudée, c’est un fait !), tant sur le plan rythmique que sur celui de l’écriture. Hurel y mêle effectivement les rythmiques issues des «musiques populaires» au formalisme parfois complexe des «musiques savantes» d’aujourd’hui. Mais ici encore la forme même de la pièce, ses développements et ses régressions, sont excessivement travaillés par le compositeur, très au fait des procédés, vocabulaires et grammaires nouveaux développés dans la seconde moitié du vingtième siècle musical (utilisation des micro-intervalles, jeu sur les spectres, écriture probabiliste, intérêt pour les structures fractales). En dépit de l’érudition manifeste et presque austère qui sous-tend cette œuvre, l’interprétation très vivante qui en était donnée par les solistes de tm+ la débarrassait de tout caractère intellectuel ou abscons.

Nous retrouverons l’ensemble tm+ le 23 Mai prochain, toujours à la Maison de la Musique de Nanterre mais cette fois dans la Grande Salle, pour le dernier concert consacré à Philippe Manoury. Au programme de cette Rose des Vents : Nord Ouest et Sud de Mauricio Kagel, Oi Kuu de Kaija Saariaho et deux très récentes œuvres de Manoury : Cruel Spirals, créée à New-York le 4 Septembre 2007 et une pièce pour 16 instruments commandée par tm+, en création mondiale. Concert à ne rater sous aucun prétexte ! Pour ceux qui souhaitent découvrir les dernières avancées de la création musicale et redécouvrir des oeuvres un peu plus anciennes.


Discographie sélective :

Malheureusement, tm+ ne compte à son actif discographique aucune des œuvres données le 23 Mars (pour l'instant !), d’où la sélection suivante …


Philippe Manoury

La musique de chambre

Last (1997) – Michigan Trio (1992) – Solo pour vibraphone (1989) – Xanadu (1989) – Toccata pour piano (1998) – Ultima (1996)
Ensemble Accroche Note

Editeur : L’empreinte Digitale - 2007



Kaija Saariaho

Laconisme de l'aile – Concerto pour Flûte "L'Aile du songe"

Poèmes : Saint-John Perse - Camilla Hoitenga : flute - Amin Maalouf : récitant - Orchestre Symphonique de la Radio Finlandaise dirigé par Jukka-Pekka Saraste - Kaija Saariaho & Jean-Baptiste Barrière : électronique

Éditeur : Montaigne - 2002


Philippe Hurel

Ritornello in memoriam Luciano Berio - Loops I pour flûte - Loops II pour vibraphone - Loops III pour deux flûtes - Tombeau in memoriam Gérard Grisey
Anne Cécile Cuniot, flûte - Jean-Marie Cottet, piano - Juliette Hurel et Sophie Dardeau, flûtes - Jean Geoffroy, percussion

Éditeur : Nocturne - 2006

samedi 10 mai 2008

Fred Frith à la Fondation Cartier - Par Christian Izorce

Je voudrais aujourd’hui ouvrir mes colonnes à un ami avec qui je partage bon nombre de passions, qu’elles soient musicales, audiophiles ou photographiques. Il y a des rencontres privilégiés dans la vie, et celle de Christian Izorce en est une, tant cet homme éclectique et sensible n’hésite pas à communiquer son enthousiasme à travers un vrai sens de la convivialité et du partage, à celles et ceux qui ont la chance de le connaître. Amateur éclairé de musique classique et contemporaine, touche à tout et bricoleur, oreilles attentives et curieuses lorsqu’il n’a pas l’oeil collé au viseur de son Leica à l’autre bout du monde, c’est avec un plaisir non dissimulé que je l’accueille ici en espérant que ce premier commentaire musical vous donnera envie de passer un peu plus souvent encore sur Ecoutez Voir !

Antoine Gresland


Fred Frith à la Fondation Cartier – Jeudi 8 Mai 2008


Il arrive silencieusement, silhouette carrée, chemise noire et cheveux grisonnants, se glisse derrière la petite scène bien encombrée d’ustensiles divers, d’une Gibson 335 électro-acoustique, de pédales, d’un sampler et de deux amplis-guitare.
S’assoit et lance « Buena cera a tutti » au public parisien.
Le ton est donné !
Guitare posée sur les genoux, grattoir en main : ça va faire mal ! Sans autre forme de procès, Fred Frith commence à solliciter les cordes de son instrument, tapote la caisse, torture déjà la mécanique de la corde de mi à la recherche d’un effet de slide démultiplié …
C’est parti, pour près de quarante cinq minutes d’improvisation contrôlée émaillée d’accidents sonores improbables, de superpositions de motifs tressés à la main, au doigt, à l’ongle … et à la brosse à peindre ou à habits aussi ! Sélectivement incorporés au morceau en devenir et repris en de lancinants drones.
Fred développe un long morceau explorant des contrées sonores tour à tour arides et touffues, faites de la superposition d’aspérités sonores inouïes, émergeant comme par magie de bruits de jeu grossis à la loupe. Cris et chuchotements, souffles et crissements, elles sont le fruit d’une pratique instrumentale débridée mais totalement maîtrisée, qui ne s'impose aucun tabou.
Car il connaît ses guitares le bougre, il les aime, mais il leur fait subir les pires outrages, aussi. Qui aime bien … Vulgaires boîtes métalliques posées et frottées sur les cordes façon bottleneck d’arrière-cour, boîtes qu’il remplit de chaînes, saupoudre de légumes secs, puis dont il frotte le bord à l’archet pour les faire mugir …
Les cordes sont tirées, pincées, puis effleurées, pour être de nouveau frappées avec des baguettes de batterie … Non content de gratter, de frictionner, de taper avec toutes sortes d'objets, Fred-Duchamp (ou Fred-Cage, ou Fred-Lachenmann, comme on voudra) insère d’autres baguettes entre les cordes, les fait glisser, les tord et en tire des accords fluctuants qu’il met immédiatement en boucle. Et cette nouvelle accumulation de patterns rythmiques et harmoniques élabore de beaux développements à la fois planants et chahutés, qui se construisent et s’évanouissent au gré de l’inspiration du compère.

Fred Frith en action avec Massacre en 2003 – crédit photo C. Izorce


Corde à corde avec la guitare

Mais rien n’arrête Fred Frith, qui fait glisser des ficelles entre les cordes de sa guitare, les y noue et s’emploie maintenant à les écarter méthodiquement de leur position de repos, en un geste de string-bending démesuré, afin d’en tirer d’autres gémissements encore …
Et klong ! Une corde pète dans un virage ! Mais les dieux Fender et Les Paul sont avec lui, car même cet accident s’intègre à l’improvisation sonore ... Ca devait bien arriver, non ? Hey Fred, t'as même de la chance ! Avec ce que tu fais subir à ta gratte, elle aurait pu entrer en combustion spontanée !
Le public, amusé, émerveillé, médusé, est majoritairement assis par terre dans la petite salle de la Fondation Cartier, comme au bon vieux temps des happenings new-yorkais que beaucoup ici n’auraient d’ailleurs pu connaître. Il est totalement conquis par ce long et fascinant set, qui se découvre, se révèle et se savoure finalement d’un seul trait à mesure qu’il se construit. Nous buvons la performance du regard et des oreilles, sans ressentir le moindre inconfort, malgré notre station prolongée au ras du béton. Performance qui s’achève en un fading au noir, par lentes nappes d'une sorte de larsen exténué, tandis que Fred-le-clown simule l’assoupissement.
Silence.
De longs applaudissements ponctuent cet étrange voyage musical.
« Serait-ce déjà fini ? » - demandent ces mains crépitantes.
Pas tout à fait.
Retour sur scène, accompagné de Pauline Oliveiros à l’accordéon et du poète John Giorno, ainsi réunis grâce à la programmation Soirées Nomades conçue par Patti Smith.
Giorno entame « Everyone gets lighter », tandis que Pauline Oliveiros et Fred Frith tissent une impro étincelante toute hérissée d’acides fulgurances.
Nous sommes acquis à la cause !
Une ultime apothéose de duo accordéon-guitare ébouriffé clôt ce concert, mémorable moment d’une non-moins mémorable série d’événements, toute entière consacrée depuis Avril dernier à l’esprit beat dont Patti Smith fut il y a bientôt quarante ans l’une des égéries.


Christian Izorce


Discographie subjective


Impossible ici de citer tout Fred Frith, ou d’énumérer ses m
ultiples collaborations. Voici donc une toute petite poignée de références :

Guitar Solos – 1974


Speechless – 1981


The technology of tears – 1988


Allies – 1996


Helmut Lachenmann


Autre iconoclaste expérimentateur, qui a poussé assez loin l'utilisation étendue, parfois paradoxale, des instruments classiques, dans le cadre plus "formel" de la création contemporaine. Écouter notamment les quatuors à cordes – Gran Torso et les 2ème et 3ème quatuors.