lundi 26 mai 2008

Bojan Z et le Tetraband en studio - Petite chronique d’un album en devenir

Le Tetraband au complet, de gauche à droite: Bojan Z,
Josh Roseman, Seb Rocheford et Ruth Goller


Bojan Z et le Tetraband en studio

Ingénieur du son : Philippe Teissier du Cros
Assistant : Julien Bassères
Enregistrement : du 1er au 3 avril 2008 au studio de Meudon

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Bojan Zulfikarpasic fait partie d’une nouvelle génération de musiciens qui n’hésite pas à bousculer les habitudes. A sa manière, il renouvelle le jazz à travers des expériences audacieuses qui mélangent les genres et les cultures à la recherche d’une vraie originalité. Loin de s’endormir sur les lauriers de son dernier album Xénophonia, il est rentré en studio le premier avril dernier, avec un tout nouveau groupe baptisé Tetraband. Pour accompagner son piano et ses Fender Rhodes, il s’est entouré d’un trombone à coulisse, d’une batterie et d’une basse électrique pour nous offrir un son différent qui fait la part belle au mélange des genres. Voici le journal de trois jours d’enregistrement qui devraient déboucher dans les mois qui viennent sur un album riche en promesses.

Un enregistrement, c’est avant tout une aventure humaine. Une histoire de passion et de création qui rassemblent sous le toit d’un studio des musiciens, un ingénieur du son et son assistant pendant plusieurs jours, à la recherche de l’inspiration et de ces moments de grâce qui vont finalement aboutir, après un long processus, à un objet musical fini et cohérent. Pour ces quelques heures de tête à tête avec les micros, le musicien a souvent passé des mois à se chercher, à essayer de comprendre et maîtriser le processus créatif qui va l’inspirer, pour laisser une trace digne de l’intérêt du public et de ses pairs. Ce n’est donc pas une mince affaire, que ce soit pour un jeune musicien qui fait son premier disque ou pour un calibre international tel que Bojan Z que de prendre la responsabilité d’enregistrer un disque.

Pour le nouvel album de Bojan Z, c’est le studio de Meudon qui a été retenu par la production. Un studio que l’ingénieur du son Philippe Teissier du Cros connaît bien pour y avoir déjà travaillé. Caché derrière la façade d’une maison d’apparence banale, l’endroit est calme et agréable, avec son petit jardin, sa grande cuisine/salle à manger et son studio principal lumineux dans lequel on trouve deux pianos : un Steinway et un Fazioli amoureusement entretenus et accordés par Bernard Faulon, le propriétaire des lieux.

Bernard Faulon, veille sur le Fazioli de Bojan comme une mère sur son enfant !

En antichambre de ce studio central, on trouve la cabine d’enregistrement, dotée d’un double sas et d’une large baie vitrée, également doublée, qui permet de rester en contact visuel avec les musiciens tout en les isolant des bruits ambiants. Cette cabine est assez confortable pour accueillir l’ingénieur du son et son assistant postés aux commandes, et comprend aussi un grand canapé qui permet aux musiciens d’écouter dans de bonnes conditions ce qui vient d’être joué. Autour des deux écrans de contrôle de la station d’enregistrement (un Pro Tools installé sur un gros Mac Pro), plusieurs racks reçoivent les préamplis micros et les égaliseurs, dont certains ont été choisis pour leur âge respectable et le son particulier qu’ils délivrent. Devant la console, deux enceintes ProAc Studio 100 sur pied servent de moniteur de contrôle. Une petite paire d’enceintes que je connais bien et que j’apprécie pour sa droiture et sa neutralité, peu flatteuse mais juste.
Dans le studio proprement dit, on trouve également deux cabines hermétiquement closes par une porte vitrée qui permettent d’isoler certains instruments afin d’éviter qu’ils ne perturbent l’enregistrement du piano. Au fond, un escalier conduit à une petite balustrade qui surplombe le piano et à un salon contenant un bar et un billard dans lequel on peut encore installer un instrument ou des cœurs, par exemple.

Mardi 1 avril. Premier jour.

Philippe Teissier du Cros et Bojan Z - Les deux hommes se
connaissent bien pour avoir fait plusieurs albums ensemble.

La première mission d’un ingénieur du son est de faire en sorte que les musiciens se sentent bien, débarrassés, dans la mesure du possible, de toutes les contraintes techniques qui pourraient freiner leur expression. Philippe est un grand professionnel qui connaît bien les musiciens. Il est arrivé tôt ce matin pour préparer le studio et organiser la séance. Il n’arrive pas les mains vides mais le coffre plein de ses micros personnels, patiemment choisis pour leurs qualités spécifiques, qui viendront compléter le parc de micros du studio. Avec Julien, le jeune ingénieur du son qui va lui servir d’assistant, il commence par inspecter les lieux pour déterminer la meilleure configuration possible. Il faut faire en sorte que tous les musiciens voient Bojan, afin de garder un contact direct avec celui qui dirige le morceau. La batterie de Seb Rocheford est installée dans la salle de billard, tout au fond. Un grand miroir lui permettra de garder le contact visuel avec le piano situé en contrebas alors que la bassiste Ruth Goller viendra prendre place sur la balustrade, entre les deux musiciens. Le contact entre la bassiste et le batteur est essentiel car ils constituent la base sur laquelle repose la mélodie. Si la section rythmique ne se comprend pas, il ne peut pas y avoir de décollage. Josh Roseman, le tromboniste, s’installera dans la cabine, face à Bojan et restera en contact avec les autres via le circuit de retour de casque qui permet à tout le monde de s’entendre et de communiquer pendant l’enregistrement.


Sur cette photo, on aperçoit bien la configuration de l'enregistrement: devant Bojan, la cabine du trombone à gauche, la basse au centre, sur la balustrade qui conduit à la salle de billard ou est installée la batterie


Bojan Z arrive peu après nous. Je l’ai déjà rencontré une fois chez Philippe mais c’est avec une certaine émotion que je le salue discrètement. J’ai beaucoup de respect et d’admiration pour ce grand musicien qui a su imposer son style grâce à des compositions personnelles qui se démarquent clairement du jazz académique. Aujourd’hui, Bojan est là pour concrétiser une aventure avec son nouveau groupe, le Tetraband, qui enregistre ensemble pour la première fois. Il apparaît détendu, alors que nous l’aidons à débarquer ses instruments, un Fender Rhodes classique (acheté sur eBay !) et le fameux Xénophone, qui vont venir prendre place de chaque côté du Fazioli accompagnés de leurs amplis. Cette opération effectuée, il se met au piano pour en tester la sonorité. Philippe en profite pour lui demander s’il ne voit pas d’inconvénient à ce que l’on enlève son couvercle. Cette configuration lui permettra d’installer six micros autour de la table d’harmonie, plus ou moins proches, afin d’obtenir un son à la fois plein, clair et dynamique. Comme Bojan accepte, Bernard, le propriétaire du studio et accordeur de métier dégonde le couvercle, que nous venons poser précautionneusement sur le Steinway placé un peu plus loin.

Pendant ce temps là, Bojan est parti cherché les musiciens Une dizaine de minutes plus tard, le voici de retour avec son Tetraband. En tête, une chevelure abondante et moussue passe la porte : c’est celle du batteur Seb Rocheford. Ce jeune homme presque inconnu en France s’est déjà fait remarqué de la scène britannique où il cartonne depuis quelques années avec le groupe de jazz punk (ou bien est-ce le contraire ?) Acoustic Ladyland dont le premier album Camouflage, hommage à Jimi Hendrix, a fait sensation. Depuis, on a pu découvrir Last chance disco et leur dernier album en date Skinny Grin, encore plus déjanté et bourré de vitamines pop/rock qui alimentent un groove sauvage motivé par les coups de baguettes de ce petit prodige du rythme et de la syncope. C’est sur scène que Bojan l’a remarqué avant de lui proposer de faire partie de son nouveau projet.

Derrière lui, comme pour faire contraste, le cheveu court et la petite taille élégante, c’est Ruth Goller, bassiste, qui officie également au sein d’Acoustic Ladyland. D’origine italienne, Ruth vit à Londres depuis maintenant neuf ans, dans un appartement qu’elle partage avec quatre autres musiciens. La seule pièce commune de l’appartement a d’ailleurs été transformée en studio de répétition, ce qui en dit long sur leur investissement dans la musique ! Bassiste éclectique, Ruth joue dans plusieurs groupes, mais son goût naturel l’entraîne plutôt vers le punk.

Le contraste, il est aussi dans ce géant noir et souriant qui fait son entrée dans la cabine avec son trombone. Josh Roseman est un homme imposant qui ne manque pas de style. À peine arrivé, il lance une blague et annonce la couleur : le boute-en-train du groupe, c’est lui ! Ce compositeur-interprète, qui n’hésite pas à produire ses disques, vient tout droit de New York où il s’est fait remarquer pour ses qualités d’improvisateur. Son dernier album, New constellations : live in Vienna est un brillant mélange qui n’hésite pas à refondre le son du live à l’aide d’échos, de réverbérations et de processing rajoutés par la suite en studio pour délivrer un objet sonore psychédélique et envoûtant dont j’aurai bientôt l’occasion de vous reparler.

Comme souvent au début d’un enregistrement, l’atmosphère est studieuse et un petit peu tendue. C’est la première fois que les musiciens se retrouvent dans le studio de Meudon et chacun cherche ses marques. En installant son Xénophone, Bojan m’explique comment il l’a élaboré. « Je l’ai assemblé à partir de plusieurs Fender Rhodes d’époques différentes, dont le son n’est pas totalement identique, puis je l’ai équipé d’une petite carte électronique qui enlève une partie des médiums qui caractérisent l’instrument pour lui donner un son tout à fait particulier que je peux moduler à partir d’une petite mollette. » Ses doigts courent sur le clavier pendant qu’il joue avec le potentiomètre de l’instrument et je retrouve quelques-unes des sonorités, plus proche de la guitare que du piano électrique, qui font désormais partie du vocabulaire personnel du musicien. Bojan a également modifié son Rhodes « classique » à partir de pièces provenant d’autres instruments pour lui donner une couleur bien à lui.

Trois heures d’installation sont nécessaires à monter la batterie, trouver l’emplacement de chaque micro et surtout effectuer la balance casque des musiciens. Comme le studio n’est pas équipé de mixettes individuelles qui permettraient à chacun de faire sa balance depuis sa place, il faut régler le son de chaque casque depuis la cabine. La balance casque est une étape essentielle car elle permet à l’interprète de prendre ses repères au milieu des autres et de trouver les éléments dont il a besoin pour se comprendre. Ainsi, un batteur ne demande pas à entendre dans son casque les mêmes choses qu’un bassiste, ce qui explique que la meilleure balance pour un musicien n’est pas celle qui sonne le mieux « globalement ».


En matière de disposition des instruments, Philippe et Bojan ont décidé d’isoler le trombone du piano afin de pouvoir mieux jouer plus tard avec la structure des morceaux. Séparer les interprètes permet d’éditer et de monter les prises sans se soucier des débordements (repisse) d’un instrument sur l’autre durant l’enregistrement. De la même manière, on a choisi d’installer la batterie dans la pièce du fond, à côté du billard, plutôt que dans l’une des deux cabines plus petites, afin de ménager de l’espace autour de l’instrument et profiter ainsi du son du local sur les morceaux les plus « rock » du répertoire prévu. On s’éloigne encore du quatuor de jazz classique pour se laisser l’opportunité d’expérimenter la matière du son, tout en conservant un compromis sonore qualitatif au moment du mixage.

La configuration que Philippe a adoptée sur le piano apparaît particulièrement judicieuse mais demande un positionnement précis du couple de micros omnidirectionnels qui surplombent le flanc droit de la table d’harmonie du Fazioli. Philippe explique : « J’essaye de m’adapter à ce que Bojan aime, tout en prévoyant l’évolution de son jeu lorsqu’il va rentrer dans le son. Je sais qu’il va avoir tendance à aller de plus en plus au fond de la touche (et donc jouer plus fort) et je dois garder une réserve d’air (de dynamique) sans compromettre la précision de la prise de son ». Le calage prend quelques minutes pendant lesquelles Bojan répète inlassablement les mêmes arpèges, jusqu’à ce que le Fazioli sonne à la fois précis, dynamique et équilibré sur les petites ProAc Studio 100.

La batterie de Seb Rocheford demande également une mise en place précise pour faire face aux écarts de dynamiques que prévoient les différents styles de morceaux. Philippe explique à Julien ce qu’il souhaite faire : « Il y a des morceaux qui vont être plus rock, plus texture et avec une dynamique particulière sur laquelle j’ai envie d’avoir de la room (ce qui consiste à mettre une paire de micros au dessus de la batterie pour reprendre également le son de l’instrument dans la pièce). La plupart du temps, j’enregistre les batteries de jazz de manière assez minimaliste, en omettant à dessein les micros sur les charlestons. Mais là c’est un peu particulier, et s’il y a des petits évènements binaires, j’aurais peut-être envie d’aller les chercher au mixage. La caisse claire, on va peut-être la prendre dessous, pour avoir un son un peu pop. Grosse caisse, caisse claire, caisse claire, les charleys, tom basse, tom médium et une paire de micros de room : ça fait dix micros, comme ça on est bien ! ».


Pour la basse de Ruth, Philippe mélange le son direct de l’instrument, récupéré à travers un boîtier DI ( Direct Injection Box : petit boîtier qui abaisse l’impédance de sortie du signal de la guitare et le symétrise pour lui permettre de parcourir de longues distances jusqu’à la console) au son indirect d’un ampli basse placé, avec le micro qui le reprend, dans la première cabine étanche.


La configuration du trombone va également demander un certain temps d’adaptation car Josh Roseman joue très fort et fait peur aux micros ! Au départ, Philippe a opté pour un Neumann (statique) et un micro à ruban dont il combine le son pour retrouver le timbre si particulier de l’instrument à coulisse. Mais après plusieurs essais, Philippe, Josh et Julien optent finalement pour un modèle dynamique à la place du Neumann, plus à même de supporter le souffle formidable du tromboniste. Il faut dire que ce monument est capable de passer d’un filet de gaz à la godasse de plomb avec une aisance assez impressionnante, ce qui ne facilite pas non plus le travail du préampli micro, dont Philippe ajuste le niveau à de nombreuses reprises avant de le changer carrément pour un modèle qui présente un meilleur compromis à fort niveau.
Finalement, autour de midi, tout le monde est calé et Bojan décide de nourrir son petit groupe pour mieux se préparer à l’enregistrement. Après un repas indien vite avalé, tout le monde est prêt à se lancer et c’est le début proprement dit de cette première séance. Au départ, les musiciens n’ont pas encore trouvé leur unité et semblent jouer chacun de leur côté. Mais au fur et à mesure des prises et des écoutes qui suivent, chacun prend sa place au sein du groupe et la musique trouve sa voie vers la console. Bojan ne fait pas partie de ces musiciens capricieux qui jouent la star à tout bout de champs. Au contraire, tout en apparaissant très concentré, il reste abordable et ouvert aux remarques des autres membres du groupe, afin de trouver le meilleur équilibre possible dans la mélodie. Un premier morceau puis un deuxième, répétés à plusieurs reprises, donnent une première vraie idée de ce que le projet pourrait devenir. Greedy est une mélodie entêtante qui se ballade à la frontière du jazz et de la pop, alors que celle que l’on appelle encore « Take 9 » se recentre clairement sur le jazz, avec l’opposition intéressante entre la frappe technique et rapide de Seb, la basse groovy de Ruth, la lumière puissante de Josh et le jeu tout en nuance et en fluidité de Bojan.
Cette première journée se termine vers 21 heures sur un constat positif. Le travail a bien commencé, le groupe interagit bien et Bojan apparaît impatient d’écouter les premières mises à plat chez lui.

2 ème jour

Ce matin, l’ambiance est nettement plus détendue qu’hier. Maintenant que la configuration est en place, que les musiciens se sont prouvés qu’ils pouvaient jouer ensemble, tout le monde est plus à son aise. Bojan arrive avec des croissants et le sourire. Visiblement, ce qu’il a entendu sur le CD de mise à plat qu’il a emporté hier soir lui a plu. On rentre ici totalement dans la psychologie des musiciens, mais l’acte de création nécessite ce petit temps d’adaptation et de recul pour se concrétiser librement. Bojan a beau être un grand professionnel, qui tourne toute l’année et connaît son instrument par cœur, il est toujours aussi curieux et anxieux de réaliser ce qu’il entend dans sa tête et l’énergie positive qu’il met dans son projet fait plaisir à voir.
Cette seconde journée commence donc rapidement après un café et l’échauffement des musiciens est placé sous le signe de la confiance. Il est toujours impressionnant de voir un groupe d’interprètes de ce niveau se mettre à l’œuvre. Evidemment, chacun a répété en solo, et certains d’entre eux ont déjà joué ensemble en concert, mais cette facilité apparente, cette manière instinctive de rentrer dans la musique, m’apparaît avec une évidence rare, alors que les doigts de Bojan passent d’un clavier à l’autre.
Au milieu de la matinée, Josh Roseman, le tromboniste, nous fait part de son inquiétude par rapport à ce qu’il entend dans son casque. Philippe gère le musicien avec tact, tout en marquant les limites de ce qu’il est capable de faire dans le temps qui lui est imparti. La solution, qui tiendrait dans un micro spécifique (un Sennheiser MD 441-U) qu’il sait approprié à son jeu, n’est pas disponible. Mais Philippe finit par le convaincre que la solution adoptée permettra sans problème d’obtenir un résultat satisfaisant au mixage. Personnellement, le son du trombone me semble déjà tout à fait conforme à ce que j’entends en direct, mais il est évident que chaque musicien travaille son propre son, comme une marque de fabrique qu’il tient à retrouver sur le disque.

Plusieurs prises du même morceau (August Song) sont ensuite enregistrées consécutivement avant que le groupe se retrouve en cabine pour écouter et comparer ses impressions. Comme souvent, bien que le dernier jet semble globalement le plus abouti, certaines phrases provenant d’autres prises plaisent plus à Bojan. Il s’en suit une répétition qui dérive sur une nouvelle prise. Bojan a demandé à Philippe de laisser tourner (c’est-à-dire de tout enregistrer), conscient que certaines phrases non préméditées peuvent donner d’excellents résultats au final, les musiciens se montrant parfois plus libres d’essayer quelque chose lorsqu’ils oublient qu’ils sont captés. Une fois que le morceau aura été exploré sous plusieurs axes, Bojan prendra le temps de tout réécouter chez lui et de sélectionner ce qui convient le mieux à sa vision du morceau dans chaque prise.

En fin d’après-midi, le quatuor nous gratifie d’un morceau aux frontières du punk, avec une base rythmique claquante. Bojan est allé voir Seb pour lui demander de se lâcher. Il faut dire que malgré sa participation à l’énergie d’Acoustic Ladyland, Seb Rocheford n’a rien d’un barbare, bien au contraire ! Il est capable d’une grande délicatesse de jeu, pour s’adapter précisément au répertoire qu’il aborde. Mais cette fois-ci, Bojan a besoin de toutes les ressources dont il est capable pour explorer le rythme en s’appuyant sur la basse tendue et modulée de Ruth. Comme le groove s’installe, le trombone prend la note au vol alors que le mélange de piano et des Rhodes de Bojan vient surfer avec virtuosité sur la mélodie, passant tour à tour du premier au second plan. Un cocktail détonant qui nous fait, Philippe, Julien et moi, tressauter sur nos fauteuils. Du bon, du très bon dès la prise, dont on peut attendre le meilleur une fois que l’ingénieur du son aura pratiqué sa magie au mixage.







Il y a de l'énergie dans cet homme là !

La séance se conclut par une nouvelle composition virevoltante de Bojan, qui s’inspire clairement de la musique balkanique. Pour enrichir son vocabulaire musical, il ajoute un clavier et une M-Box à son set. Le groupe est chaud, en confiance après l’écoute du résultat des prises précédentes, et la musique prend facilement naissance sous leurs doigts et dans le souffle puissant et maîtrisé de Josh, qui donne toute sa mesure pour apporter cet aspect cuivré qui caractérise souvent les airs traditionnels d’Europe de l’Est. Pourtant, les musiciens n’hésitent pas à reprendre de nombreuses fois une phrase ou une section complète du morceau, à la fois pour tenter de nouvelles choses, mais aussi pour mieux correspondre à la vision que Bojan a du morceau.


Il est près de 22 heures quand le groupe s’arrête finalement, apparemment satisfait du résultat. Ce soir Bernard Faulon nous a très gentiment préparé à dîner et nous nous installons dans la bonne humeur autour de la grande table de la cuisine pour partager le vin apporté par Bojan, et les excellentes bouteilles de bordeaux que Bernard a sorti de sa cave.

3 ème jour

Ce troisième jour est important, puisqu’il est le dernier de la session et qu’il reste pas mal de morceaux à explorer. Mais les musiciens semblent en forme, bien reposés et personne n’est inquiet. La fin de la matinée et le début de l’après-midi sont consacrés au fignolage de deux des titres déjà enregistrés sur lequel le groupe semble avoir désormais un peu plus de recul. Si bien que ce n’est que vers 17 heures qu’ils attaquent finalement les trois derniers morceaux du répertoire prévu qui n’ont pas encore été accouchés. Avec le soleil rasant le toit du studio de Meudon, la lumière est propice à quelques belles photos, mais aussi à quelques séquences vidéos que j’enregistre en essayant de ne pas déranger les musiciens et la prise de son. Je m’enferme un moment avec Seb, le batteur, pour filmer son jeu. Le niveau dans la pièce est ahurissant, tellement ce jeune homme au groove impressionnant joue fort ! De quoi faire exploser la plupart des systèmes audiophiles qui tenteraient de le restituer à niveau réaliste ! D’une manière générale, assister à une prise de son permet toujours de se remettre les idées en place, tant au niveau des timbres (le piano Fazioli est une vraie merveille en ce sens, tant il sonne différemment sous les doigts de Bojan et ceux de Bernard), qu’en termes de niveau sonore. Seule la basse électrique de Ruth et les Rhodes de Bojan, qui par définition ne donnent quasiment aucun son direct, permettent de s’y retrouver sans surprise. Les autres instruments, que ce soient le trombone, le piano ou la batterie, dégagent une telle énergie que très peu de chaînes hifi, même de très haut de gamme, seraient en mesure d’en reproduire la dynamique et le niveau sans tomber dans une distorsion insoutenable, sans même évoquer les problèmes d’acoustique qui découlent d’une telle bande passante. Il suffit pour s’en convaincre de « subir » les claques assénées (à un mètre de la console), par les deux petits boomers des ProAc Studio 100 motivés par un gros amplificateur Crown. Un vent sur les joues qui est pourtant loin de reproduire le niveau de la grosse caisse de Seb, ou les attaques du trombone de Josh...


En regardant Philippe travailler, on prend aussi conscience de l’importance du savoir faire de l’ingénieur du son, dont les partis pris d’enregistrement détermineront ce qu’il sera possible de faire de cette matière brute au moment du mixage. Ainsi, Philippe, qui a plus de 25 ans de métier derrière lui, mêle avec intelligence des choix d’enregistrement dictés par son expérience à une capacité d’improvisation qui lui permet de proposer des options différentes à Bojan. À l’image de cette porte ouverte entre la cabine du trombone ou de la batterie et le studio principal, qui change légèrement l’acoustique de la prise de son, quitte à perturber un peu l’enregistrement du piano.

Une attitude que l’on retrouve également chez Bojan Z, qui n’hésite pas à intégrer les autres musiciens à son processus créatif, afin de profiter au mieux de leurs ressentis et de leurs idées, sans pour autant dévier du fil directeur qu’il s’est fixé pour chaque morceau. Petit à petit, je commence d’ailleurs à comprendre l’unité qui se dégage du projet développé par Bojan, au-delà de la richesse et de la diversité des styles employés. Des frontières du jazz et de la pop jusqu’aux accents balkaniques de ses origines, Bojan fait son tour du monde musical, en suivant ses envies et ses influences, sans forcer le trait, mais avec l’énergie qui le caractérise, cette clarté de jeu qui stimule l’oreille et l’accroche à la mélodie. L’influence du duo basse-batterie venue du punk jazz anglais se fera sentir dans cette capacité à libérer un groove puissant autour de la mélodie, tout en étant capable d’exploser les frontières entre les genres pour faire renaître le morceau. Comme le phrasé du trombone qui perce la bulle et décale à volonté l’âme de la partition. Autant d’atouts sur lesquels Bojan Z s’appuie pour développer un jeu qui s’amuse du rythme sans lui être infidèle, force la dynamique pour mieux la contrôler et rebondir avec une aisance qui fait l’admiration et le sourire de l’auditeur.

Les musiciens joueront ce soir-là jusqu’à 22 heures 30, afin de donner forme à une dizaine de morceaux que Bojan va maintenant réécouter tranquillement chez lui, éditer, découper, avant de revenir vers Philippe pour le mixage. L’enregistrement est terminé, mais le travail est loin d’être fini. Il faut maintenant démonter batterie, câbles et micros, tout remballer et sauvegarder la musique sur plusieurs disques durs pour ne pas risquer de perdre accidentellement trois jours de travail.

L’aventure du Tetraband ne fait que commencer, puisque le groupe part en tournée dès le lendemain matin pour trois dates à Amsterdam, Vienne et Berne. Un autre type d’expérience, tout aussi exaltante, en attendant la suite des évènements qui donneront naissance au premier album de Bojan et de son Tetraband.





Je tiens à remercier tout particulièrement Bojan Z et Philippe Teissier du Cros de m’avoir permis d’assister au premier pas de cet album, Bernard Faulon pour sa convivialité et son intérêt, Julien Bassères, et tous les membres du Tetraband, Josh Roseman, Seb Rocheford et Ruth Goller pour avoir supporté ma présence et mes appareils de prise de vue pendant les enregistrements.


Crédit photo:
Les images de cette page ont été réalisées par mes soins à l'aide d'un Nikon D200 équipé d'un zoom AF-S Nikkor 17-55mm 1:2.8 G ED. Merci de ne pas reproduire sans mon autorisation préalable.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci pour ce super reportage, on a l'impression d'être dans le studio avec eux ! C'est génial de pouvoir comprendre vraiment l'ambiance et le déroulement d'une session de ce niveau là.
Merci encore !