John Cage au travail dans les années 40
Il convient de saluer cette initiative, assez étonnante d’ailleurs chez un éditeur qui vise initialement un assez large public.
Four Walls - Complete works for piano & voice and for piano & violin
Plus brillant et démonstratif que les "Four Walls", le Cage des "Seasons" (1947) joue ostensiblement dans la cour des Ravel et des Debussy. Le propos naturaliste y est sans doute pour quelque chose. Une très belle pièce, elle aussi susceptible d’enchanter de nombreuses oreilles.
"Nocturne" (1947) et "Six Melodies" (1951) se situent dans la même veine que celle du fameux "Quatuor à Cordes" où Cage abandonne notamment l’emploi du vibrato, ornementation typique de cette forme et qu’il considère comme totalement superflue, voire relevant du pur pathos. Il ne reste donc des instruments à cordes (ici, du seul violon) qu’une ligne pure et souvent délicate, d’une intemporelle et fragile beauté. Cette caractéristique est mise en exergue par le jeu fin et presque plaintif de David Simonacci. Ces "Melodies" possèdent un pouvoir d’envoûtement manifeste. Certaines d’entre elles évoquent naturellement quelque folklore dont on ne saurait précisément situer l’origine : ce n’est ni balkanique, ni celte, ni indien… mais peut être un peu de tout cela à la fois ? D’autres plages luisent doucement d’une belle lumière diffusant une quiétude sans limite. De magnifiques pièces, hypnotiques, invitant à la méditation et à l’introspection. Somptueux et évanescent.
Plus statiques encore que les plus calmes des pièces précédentes, "Two4" (1991) et "Two6" (1992) sont deux objets célestes aux pulsations d’une extrême lenteur. En quelque sorte, le minimalisme fait musique. Le jeu du violon en quart de tons confère à ces morceaux une saisissante étrangeté. Si Satie est le père assumé de la «musique d’ameublement», alors Cage est sans nul doute celui de la «musique du dénuement».
Commentaire technique :
Le piano est ici merveilleusement consistant et bien enveloppé de résonnances qui dramatisent encore son expressivité. Il affiche sur toutes les plages une pureté minérale et une rigueur harmonique poussées, dans le cadre d’une prise de son au spectre très étendu.
Le violon est enregistré de très près, ce qui lui donne un caractère tonal tout à fait particulier (à la fois mat et parfois presque grinçant), assez peu souvent rencontré au disque, et rarement perçu de cette manière en concert. De ce point de vue, la toute première écoute peut dérouter. Les bruits de frottement de l’archet, indispensables, sont particulièrement bien mis en relief.
Complete Music for Prepared Piano
Brilliant Classics 8189 – DDD (3 CD)
Pour le jeune Cage des années 40, outre la démarche purement iconoclaste s’apparentant à un sabotage de l’instrument et du répertoire qui lui était jusqu’alors associé, il s’agissait aussi de créer des musiques et sonorités originales (évoquant celles du gamelan indonésien) pour accompagner notamment les ballets de Merce Cunningham, chorégraphe américain dont il était très proche.
Et le piano préparé le plus ultime, le plus définitif, est sans nul doute celui de l’installation "Infiltration-homogen for grand piano", réalisée en 1966 par son acolyte de Fluxus Joseph Beuys, et qui est lui totalement réduit au silence puisqu'entièrement enveloppé d'une épaisse ganse de feutre !
Un silence d'ailleurs cher à Cage.
Mais revenons au tryptique édité par Brilliant Classics, qui regroupe donc la totalité des compositions de Cage pour piano préparé, c'est-à-dire plus de trois heures de musique au total, dans les interprétations compétentes et précises de Giancarlo Simonacci, décidément grand spécialiste de Cage.
A l’étrangeté des sonorités se combine l’originalité de la composition des pièces, souvent de forme miniature, en une espèce de tout où forme et fond s’avèrent absolument indissociables.
Pour aborder ce répertoire que l’on peut qualifier de difficile, on commencera tout naturellement par les premières pièces du CD n°1, composées entre 1940 et 1943, et qui sont d’une matière puissamment rythmique. Leur construction affirmée présente des motifs bien dessinés et récurrents - à défaut d’être parfaitement "mélodiques" -, auxquels l’oreille pourra assez facilement s’agripper. Un souffle jazzy parcoure même certains titres tels que «Primitive», et pourront par exemple faire penser au jeu martelant développé par le pianiste Ahmad Jamal dans ses plus récents disques ... ou même de plus anciens. On pourra également évoquer le caractère ludique et drôle de la majorité des scènes de la suite "The Perilous Night" (1943-1944), ou de "A Valentine Out of Season" (1944) et de "Mysterious Adventure" (1945).
Dans un second temps, les "Sonates et Interludes" pourront être appréciés en dépit du – ou plus justement pour le – délitement manifeste de la structure musicale qu’elles affichent. Cette esthétique rejoint finalement l’attirance de Cage pour le vide, la déconstruction des schémas établis, l’émergence du hasard dans l’œuvre musicale – et dans l’œuvre d’Art tout court. Même si ces pièces sont rigoureusement écrites et ne peuvent donner lieu qu’à de relatives variations d’interprétation, il est indéniable que l’impression d’écoute globale et spontanée qu’elles génèrent les place sur des terres incertaines, chaotiques, dont le relief semble se dérober sous les pieds à mesure qu’on les parcoure. Leur exploration reste donc délicate.
A l’instar d’autres œuvres contemporaines qui présentent un caractère ostensiblement provocateur (que ce soit dans l’instrumentation choisie ou l’écriture ou les deux), il faut aborder ce répertoire sans a priori, dans une disposition d’esprit s’interdisant tout jugement immédiat. Au final, on reste évidemment libre de ne pas apprécier ce que l’on entend !
Commentaire technique :
Ce second coffret de 3 CD très bien réalisés est réellement un must pour qui souhaite découvrir et approfondir ce pan si particulier de la musique du XXe siècle. Il jouit d’une qualité d’enregistrement qui fait bien ressortir tout ce que ces sonorités ont de particulier, avec une excellente notion de matière. On profite également d’une très bonne spatialisation des sons suivant l’arc correspondant à l’extension physique réelle du piano.
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